2.2. La "flexibilité représentationnelle" : un indicateur du développement cognitif

L’étude des changements relatifs à la dimension représentationnelle et à la capacité de planification au cours du développement à été envisagée à travers la notion de flexibilité représentationnelle. Cette dernière a été abordée dans diverses activités, telles que le dessin ou la résolution de problèmes. Aussi, une des raisons de s’intéresser au dessin chez l’enfant est de l’utiliser comme source d’explication de processus plus généraux à l’origine de compétences et de changements représentationnels.

Karmiloff-Smith (1990) a montré que l’une des façons d’acquérir de nouvelles connaissances est d’exploiter les connaissances déjà représentées, en opérant un processus de changement de représentation interne. Dans cette optique, elle décrit dans son modèle du changement de représentation deux phases : une première phase, implicite (non consciente), de développement (connaissance représentée de manière procédurale), et une phase explicite de « redescription de la représentation » : la connaissance, qui se limitait exclusivement au fonctionnement efficace de certaines procédures, devient disponible pour d’autres parties du système cognitif. Dans cette phase, la connaissance est « restructurée », remaniée, de sorte qu’elle devienne adaptée pour traiter d’autres types d’informations. En d’autres termes, les éléments constitutifs de la même connaissance sont à nouveau représentés à des niveaux d’abstraction différents. Le processus de redescription de la représentation, consistant en un changement de pallier (passage d’un niveau à un autre niveau d’abstraction supérieur au premier, de telle sorte que la connaissance soit finalement représentée à deux niveaux différents), autorise la flexibilité et la créativité représentationnelle. Karmiloff-Smith (1990) fait l’hypothèse que le premier niveau de redescription de la représentation interne est contraint par le caractère inhérent au niveau de la procédure. Cette contrainte signifie qu’il y a relativement peu de flexibilité intra-représentationnelle (flexibilité à l’intérieur d’une même représentation). Les changements introduits au niveau de la représentation sont limités. A ce premier niveau, la flexibilité inter-représentationnelle (passage d’une représentation à une autre) est également faible. En effet, l’enfant ne peut pas lier la représentation nouvellement construite avec d’autres représentations situées en dehors du domaine de départ. Plus tard dans le développement, après de multiples redescriptions, la contrainte de séquentialité dans la procédure s’atténue, jusqu’à donner lieu à une représentation interne possédant une structure ouverte (non encapsulée), rendant possible la flexibilité intra-représentationnelle (connexions à l’intérieur d’un même domaine de connaissances). Le système s’ouvre également progressivement à la flexibilité inter-représentationnelle (échanges ou transferts représentationnels à travers des domaines de connaissances différents). Dans sa recherche, Karmiloff-Smith (1990) utilise les dessins d’enfants pour analyser le changement et la flexibilité de la représentation interne, et les contraintes sur ces derniers. L’auteur tente de repérer les processus auxquels les enfants peuvent faire appel pour modifier avec succès leurs procédures concernant le dessin, quand on leur fixe de nouveaux buts (en proposant des tâches nouvelles). Les sujets ont entre 4 et 11 ans, et chacun d’eux produit six dessins : une maison, une maison qui n’existe pas, le principe étant le même avec le dessin d’un homme et celui d’un animal. Cette technique oblige les enfants à opérer sur leurs procédures de dessin normales et efficaces. Les résultats rendent compte de différences entre le groupe des 4-6 ans et celui des 8-10 ans. Les modifications introduites par les premiers résident en des suppressions et des changements de taille et de forme. Les modifications apportées par le groupe des 8-10 ans touchent la position et l’orientation des éléments, et l’ajout d’éléments provenant d’autres catégories conceptuelles, résultant de la flexibilité inter-représentationnelle. L’auteur fait ressortir dans son analyse que le premier niveau de redescription de la représentation interne de la connaissance est spécifié comme liste séquentielle fixe, incarnant la contrainte séquentielle inhérente au niveau procédural. Il s’agit là d’un niveau de redescription relativement rigide, laissant peu de place à la flexibilité représentationnelle. Deux types de contraintes séquentielles sont dégagées dans cette étude : une contrainte ordonnée de façon rigide, qui ne peut subir de modifications. La contrainte de séquentialité est à mettre en lien avec la rigidité intra-représentationnelle qui, en « s’assouplissant », devient l’un des processus en lien avec la flexibilité inter-représentationnelle. La deuxième contrainte porte sur le changement des représentations internes. Le développement semble se fonder en partie sur des cycles répétés de changements représentationnels, à partir du simple fonctionnement de procédures automatisées d’une part, et de redescriptions de représentations internes se présentant comme une liste séquentielle fixe d’autre part, ainsi que des représentations internes dont la structure ordonnée est flexible, c’est-à-dire de concepts manipulables. Selon Berti et Freeman (1997), le développement représentationnel peut être évalué à partir du moment où les enfants sont capables de renoncer à des procédures routinières afin de dessiner quelque chose de nouveau. Il existerait deux ressources permettant l’innovation : la capacité précoce de réagir aux modèles externes et, plus tard, la capacité de flexibilité des enfants de devenir pro-actifs en l’absence de modèles. Berti et Freeman (1997) envisagent l’hypothèse d’une troisième ressource résidant dans l’utilisation par les enfants de leur cadre théorique ou conceptuel du possible (qu’est-ce-qui, pour eux, est imaginable, ou au contraire, impossible ?). A travers une série d’expériences menées auprès d’enfants de 5 et 9 ans, ces auteurs changent les routines dans l’exécution d’un dessin. Ils demandent aux sujets de dessiner un homme qui n’existe pas, puis un homme à qui il manquerait quelque chose. Des tâches plus spécifiques (contenant des instructions plus précises) sont également effectuées par les sujets : il s’agit de dessiner successivement un homme à deux têtes, un homme sans tête, un homme sans tronc, un homme qui est à la fois un homme et un animal, un homme qui est à la fois un homme et une maison. Les résultats montrent que les enfants les plus âgés : 1) font preuve spontanément d’innovation, obtenue chez les enfants plus jeunes lorsque les instructions sont spécifiques, 2) sont relativement imaginatifs (font des liens par eux-mêmes) là où les enfants plus jeunes font des liens davantage en rapport avec des modèles externes, 3) sont plus performants au niveau de la planification, 4) contrôlent plus l’exécution de leur dessin émergent, et 5) ont souvent bien plus conscience de ce qu’ils font. Les auteurs expliquent que l’utilisation de modèles externes joue un rôle précocement au niveau de l’inspiration ou de l’imagination mais en même temps masque l’importance d’une ressource interne. Le bilan de cette recherche nous apprend que trois ressources peuvent encourager le changement dans le dessin : l’intériorisation de modèles externes (processus exogène), une redescription endogène des représentations mentales et la consolidation d’un cadre théorique général de possibilités.

Néanmoins, les résultats de recherches subséquentes (Picard & Vinter, 1999 ; Spensley & Taylor, 1999 ; Zhi, Thomas & Robinson, 1997) infirment l’idée d’une rigidité dans les dessin des jeunes enfants, témoignant d’une incapacité à accéder à une flexibilité représentationnelle. Ces études ont en effet montré que déjà à l’âge de 4-5 ans, les enfants 1) parviennent à produire des dessins inhabituels (personnages ou objets incongrus) si les instructions et le matériel utilisés permettent une compréhension claire des manipulations requises, et 2) sont capables d’introduire de nouveaux items au cours de l’exécution de leurs dessins. Ces travaux ont ainsi établi que les dessins des jeunes enfants ne sont pas régis par des procédures totalement rigides, ce qui a amené Karmiloff-Smith (1999) à revoir son modèle initial. Toutefois, elle suggère l’idée que le comportement observé dans l’activité de dessin pourrait s’appuyer sur des routines appliquées partiellement (« sub-routines ») à la production graphique (par exemple, une procédure rigide pour dessiner la tête d’un homme plutôt qu’une procédure rigide pour dessiner entièrement ce même homme). Aussi, une raison pouvant expliquer le manque de données en faveur du recours à des procédures totalement rigides caractérisant la première phase de son modèle résiderait dans la permanence de la trace grahique, la présence d’indices visuels (feedback perceptif) étant à l’origine de l’interruption procédurale. Barlow, Jolley, White et Galbraith (2003) ont conduit une recherche visant à vérifier si le processus de changement représentationnel est inhibé chez les jeunes enfants en raison de contraintes relatives à l’ordre dans lequel les éléments de la représentation sont dessinés, c’est-à-dire à la rigidité procédurale. Dans une première expérience, des enfants de 4 à 8 ans produisaient trois dessins évoquant un sujet familier et un sujet nouveau, afin d’évaluer leur rigidité procédurale. Dans un dessin supplémentaire, il était demandé aux enfants de modifier leur représentation habituelle de chacun des sujets. Les résultats ont révélé que le niveau de rigidité procédurale n’était pas prédictif de la performance de dessin (relativement aux aspects figuratifs et spatiaux des éléments). Deux autres expériences incluant des enfants de 3 à 6 ans ont montré que, lorsqu’ils répondent à des instructions spécifiques, les jeunes enfants s’avèrent capables d’accèder à leurs procédures rigides relativement au tracé d’éléments locaux d’un dessin familier (« rigid sub-procedures ») et de les interrompre. Enfin, dans une quatrième expérience, des enfants de 5 et 8 ans devaient produire des dessins d’objets familiers et atypiques (irréels, et donc inconnus), dans l’une des deux conditions d’exécution, avec ou sans trace graphique. Contrairement à la prédiction envisagée par Karmiloff-Smith (1999), les enfants faisaient preuve d’une plus grande rigidité dans la condition d’exécution avec contrôle visuel sur la trace graphique. En outre, là encore, les résultats n’ont pas permis d’établir une relation entre la rigidité procédurale et le changement représentationnel. Les auteurs suggèrent une révision du concept de rigidité procédurale dans l’activité de dessin, le modèle de « redescription représentationnelle » de Karmiloff-Smith pouvant du reste demeurer une théorie générale (« domain-general theory ») du développement cognitif. La translation de ce concept du domaine du langage parlé (le modèle de redescription représentationnelle ayant été initialement développé en lien avec ce domaine) vers celui du dessin pourrait être inappropriée. Ils soulignent également le rôle crucial des mécanismes de traitement de l’information (notamment le développement de la mémoire de travail, de la capacité de planification de l’action et des fonctions exécutives) dans la flexibilité liée à l’activité de dessin.

Nous venons de voir à travers le modèle du développement cognitif de Karmiloff-Smith (1990, 1999) que l’évolution des performances dans une tâche inhabituelle de dessin permet, sous certaines conditions, d’évaluer la rigidité des procédures établies et la flexibilité des conduites. Aussi, si le sujet apprend le modèle pour le reproduire de mémoire, il doit élaborer une représentation permettant de guider l’exécution. Une image mentale construite et stockée dans le calepin visuo-spatial est plausible (Baddeley, 1986, 1992). Une préparation très rigide se traduit par de bonnes performances lorsque le but du test est celui annoncé, mais provoque des performances nettement plus faibles quand la tâche-test n’est plus parfaitement en adéquation avec celle prévue. L’écart de performances entre les deux conditions est l’indice de la capacité des sujets de s’adapter à l’imprévu. L’étude de Baldy, Chatillon et Cadopi (1998) porte sur ces aspects. Dans une expérience, ces auteurs proposent à des sujets d’âges différents (6, 8, 10, 12, 15 ans et adultes) des tâches de dessin, où chacun d’entre eux apprend un dessin-modèle soit pour le reproduire de mémoire, soit pour le reconnaître parmi d’autres dessins. La tâche-test est soit en accord avec l’apprentissage (apprendre pour dessiner et dessiner, ou apprendre pour reconnaître et reconnaître), soit en désaccord (apprendre pour dessiner et reconnaître ; apprendre pour reconnaître et dessiner). Le modèle utilisé est une fois de plus la figure de Rey. Les résultats montrent que globalement, la capacité de faire face à un changement imprévu s’installe progressivement au cours du développement et ne se stabilise qu’à l’âge adulte. En outre, « les résultats des enfants de 6 ans montrent que leur représentation mentale est pauvre et peu fonctionnelle. La faible différence de temps d’apprentissage entre les deux conditions suggère qu’ils n’ont pas de stratégie d’apprentissage spécifique. Apprendre pour reconnaître ou apprendre pour dessiner, c’est toujours apprendre » (Baldy & al., 1998, p.23). On peut également retenir qu’entre 10 et 12 ans l’augmentation des temps dans la condition « apprendre pour dessiner » indique que les sujets spécifient leur stratégie d’apprentissage, et vers 12 ans, « l’assimilation de la figure privilégie sa structure au détriment des détails. Cette évolution est bien adaptée à un contrôle optimal de l’exécution du dessin qui devra être fait de mémoire » (Baldy & al., 1998, p.23). La dissymétrie des écarts de performances quand il y a changement de but montre que les sujets n’apprennent pas le dessin de la même façon dans les deux conditions. Il apparaît que « l’image mentale, format privilégié dans le dessin peut assez facilement être reformatée en liste d’éléments, utile pour « énumérer » la figure quand il s’agit de la reconnaître. En revanche, les sujets qui ont appris pour reconnaître obtiennent dans la tâche de dessin des performances inférieures à ceux qui ont appris pour dessiner. Tout se passe comme si la liste d’éléments mal adaptée à l’exécution du dessin était difficilement traduite dans le format imagé » (Baldy & al., 1998, p.24).

Kanellaki-Agathos et Richard (1997), dans une perspective de résolution de problème, ont analysé chez des enfants de 3 à 7 ans d’une part la programmation d’actions complexes dans un environnement familier (à travers une tâche de déplacement et d’emboîtement de gobelets) et, d’autre part, la capacité d’expliciter, hors exécution, la suite ordonnée des actions élémentaires à exécuter pour réaliser une tâche complexe. Selon ces auteurs, trois processus d’élaboration de buts interviennent : 1) détailler un but global en sous-buts qui réalisent chacun une partie du but ; 2) activer une procédure pour réaliser une partie du but ; 3) éventuellement modifier la situation pour la mettre dans l’état où l’on puisse appliquer la procédure. Deux processus sont étudiés dans la recherche menée par ces auteurs :

  • la capacité d’exécuter la tâche, c’est-à-dire d’engendrer au fur et à mesure les sous-buts et de les exécuter dès qu’à ces sous-buts correspondent des actions exécutables. Kanellaki-Agathos et Richard (1997) parlent de « planification en acte », en ce sens qu’elle utilise les informations obtenues au cours de l’exécution.
  • la conceptualisation de l’action, sur la base d’une explicitation avant l’exécution des actions que le sujet pense faire pour réaliser la tâche. Ce processus renvoie à une « planification avec anticipation », parce qu’elle ne dispose que des informations sur le but et l’état initial, alors que les informations sur les états intermédiaires qui pourront se présenter au cours de l’exécution devront être anticipés.

Par ailleurs, « le degré de conceptualisation d’une action est fonction de la proximité du résultat de cette action par rapport au but de la tâche et des conflits éventuels entre buts qui peuvent être produits par des processus différents de génération de buts (décomposition du but global en parties et réalisation de prérequis) : un même objet en effet peut être impliqué dans deux actions, dont les résultats ne présentent pas le même degré de proximité par rapport au but. Une action sera difficile à réaliser si elle doit être réalisée d’abord et que son résultat semble s’éloigner du but qui doit être réalisé sur l’objet dans la tâche. On retrouve là la notion d’écart au but qui est essentielle en résolution de problèmes : on montre en effet (Richard, 1994) que des problèmes sont rendus difficiles par le fait que la voie vers la solution s’écarte momentanément du but ». De plus, « il y a des buts qui sont engendrés par l’intention, le but ultime et les sous-buts qui partagent des propriétés communes avec le but et il y a des buts qui sont engendrés au moment de l’exécution par les propriétés de la situation » (Kanellaki-Agathos & Richard, 1997, pp.73-74). L’étude de Kanellaki-Agathos et Richard (1997) repose sur une tâche de déplacement et d’emboîtement d’objets requérant deux types de décomposition de buts : l’un consiste à réaliser successivement dans un ordre défini le but sur chacun des objets de la tâche ; l’autre vise à satisfaire les prérequis qui permettent ensuite de réaliser le but sur l’objet. Les résultats montrent que le niveau de conceptualisation d’une action est fonction de la proximité entre le résultat de cette action et le résultat constitué par le but de la tâche. Comme nous avons pu le voir, cette proximité n’est pas la même selon les deux types de décomposition de buts.

Dans ce chapitre, consacré à l’opération de planification de l’action dans la résolution de problèmes, nous avons montré que les stratégies mises en œuvre pour atteindre le but final visé par la tâche sont liées à la représentation du problème et au mode d’intégration en mémoire des données contenues dans ce dernier. Aussi, dans le cas de l’exécution de dessins complexes qui nous intéresse plus particulièrement dans le cadre de cette recherche, nous considèrerons la question de l’encodage perceptif et de l’intégration en mémoire des informations visuo-spatiales, à travers l’étude des relations entre perception et représentation dans deux modalités sensorielles se distinguant par leurs propriétés anatomo-fonctionnelles : la vision et le toucher. Rappelons que l’étude que nous menons ici porte sur le rôle du contenu des représentations dans l’émergence du PEC. Aussi, dans le chapitre qui suit, nous montrerons notamment en quoi les systèmes visuel et tactile, qui permettent tous deux l’extraction des propriétés figuratives et spatiales, s’opposent néanmoins dans le traitement des informations visuo-spatiales, et quelles sont les conséquences directes des différences existant entre l’analyse visuelle et l’exploration tactile manuelle (ou haptique) sur le contenu des représentations stockées en mémoire.

Nous venons de voir que les règles syntaxiques graphiques, en particulier celles relatives à l’exécution de dessins géométriques complexes non familiers, reposent sur une opération de planification de l’action. Ainsi, l’émergence du PEC s’appuie sur l’exercice d’un contrôle pro-actif (qui consiste à définir les étapes successives guidant l’exécution afin d’atteindre le but final) tel que celui intervenant dans la résolution de problèmes (la production de dessins complexes inconnus constituant une situation de résolution de problème). C’est précisément sur cette opération que va porter le chapitre 2, dans lequel nous aborderons également la composante représentationnelle, qui occupe une place primordiale dans la résolution de problèmes, le travail de planification de l’action étant déterminé par la représentation du problème et le contenu de cette dernière (intégration en mémoire des informations encodées). La question du développement de la capacité de planification de l’action et de l’évolution des représentations sera également traitée.