3.1. Différences et similitudes entre les modalités visuelle et haptique dans le traitement des informations visuo-spatiales

Les propriétés anatomo-fonctionnelles de la modalité haptique ont pour conséquence directe de rendre le traitement des informations spatiales très séquentiel, analytique et souvent incomplet (Gentaz, Colé & Bara, 2003 ; Gentaz & Rossetti, 1999). Le caractère séquentiel de cette modalité perceptive s'oppose au traitement quasi-simultané et beaucoup plus global que permet la perception visuelle. Le toucher se distingue de la vision en ce qu’il est une modalité de contact (qualité de proximo-réception). En raison de cette propriété, le champ perceptif tactile est limité à la zone de contact avec les objets, ce qui restreint la quantité d’informations pouvant être simultanément traitées (Loomis, Klatzky & Lederman, 1991). L’exiguïté du champ perceptif tactile engendre « une appréhension morcelée, plus ou moins cohérente, parfois partielle et toujours très séquentielle, qui charge lourdement la mémoire de travail et qui nécessite, en fin d’exploration, un travail mental d’intégration et de synthèse pour aboutir à une représentation unifiée de l’objet, [alors que] le vaste champ perceptif visuel permet une appréhension globale et immédiate de beaucoup d’aspects du stimulus » (Hatwell, 2000, p. 2). De plus, l’amplitude des mouvements oculaires est extrêmement faible comparativement à celle des mouvements manuels. Pour ces raisons, « il est donc justifié de considérer le toucher comme beaucoup plus séquentiel que la vision » (Hatwell, 2000, p. 3). Aussi, de nombreux travaux rendent compte, chez des sujets voyants, des différences et des plus grandes difficultés à traiter les propriétés spatiales d’un stimulus en modalité haptique, comparativement à l’extraction des caractéristiques spatiales par le système perceptif visuel. Le traitement de l’organisation spatiale générale apparaît par exemple plus problématique en haptique, cette modalité étant, à cause de ses caractéristiques anatomo-fonctionnelles, peu adaptée au traitement global de la forme. C’est pourquoi le toucher s’avère moins sensible que la vision aux lois gestaltistes régissant l’anlayse des configurations spatiales (Hatwell, Orliaguet & Brouty, 1990). En outre, les illusions perceptives classiquement observées pour la vision ne se retrouvent généralement pas en exploration haptique. L’illusion de la verticale-horizontale, dans laquelle les longueurs orientées verticalement sont surestimées par rapport aux mêmes longueurs orientées horizontalement, s’avère de moindre ampleur en modalité haptique (Heller, 2000 ; Taylor, 2001). De même, l’illusion de Müller-Lyer, dans laquelle les sujets jugent plus court un segment fléché à ses deux extrémités suivant deux directions opposées tournées vers l’extérieur (cf. figure 7 : stimulus A) qu’un segment de même taille délimité par les patterns > et < à ses extrémités gauche et droite, respectivement (stimulus B), apparaît le plus souvent moins prégnante lorsque les stimuli sont explorés haptiquement (Heller, 2000 ; Millar & Zainab, 2002).

Figure 7 : L’illusion de Müller-Lyer. Le segment constitutif du stimulus B est jugé plus long que le segment constitutif du stimulus A.
Figure 7 : L’illusion de Müller-Lyer. Le segment constitutif du stimulus B est jugé plus long que le segment constitutif du stimulus A.

D’autres principes existant pour la perception visuelle ne semblent pouvoir s’appliquer à la perception haptique. C’est le cas de la perspective (Hopkins, 2000 ; Lopes, 1997). La représentation d’un espace en trois dimensions serait propre à la modalité visuelle. De même, on ne trouve pas, dans la perception haptique des formes, l’effet facilitateur de la symétrie, en particulier verticale, qui apparaît toujours dans la vision (Ballasteros, Manga & Reales, 1997 ; Locher & Wagemans, 1993 ; Wagemans, 1995). Par ailleurs, la plus grande imprécision de la modalité haptique par rapport à la modalité visuelle dans l’analyse des informations spatiales a été mise en évidence pour la perception de la longueur ou de la distance (Klatzky, 1999 ; Lanca & Bryant, 1995 ; Philip & Hatwell, 1998), de la courbure (Kappers, Koenderink & Lichtenegger, 1994 ; Kappers, Koenderink & Pas, 1994 ; Pont, Kappers & Koenderink, 1997, 1998 ; Vogels, Kappers & Koenderink, 1996, 2001) et de la taille angulaire (Lakatos & Marks, 1998). Ces phénomènes seraient principalement liés à l’utilisation d’un cadre de référence spatial différent dans les deux modalités pour coder la localisation spatiale et l’orientation.

Comme l'expliquent Gentaz et Hatwell (2000), « localiser un stimulus dans l’environnement suppose de coder sa place dans un cadre de référence, [mais] comme le système haptique est une modalité de contact qui apporte moins d’informations sur les objets extérieurs que le système visuel, on s’est demandé si, chez les enfants en particulier, une référence égocentrée est plus souvent utilisée qu’une référence allocentrée pour localiser haptiquement un stimulus » (p. 144). Par référence égocentrée, on entend un système de codage des informations spatiales (traitement de la localisation) par rapport au corps propre, alors qu’une référence exocentrée (ou allocentrée) renvoie à un système de codage reposant sur la mise en relation des informations traitées avec des indices extérieurs stables. Dans la perception haptique, « quand la main est en contact avec l’objet-cible, elle ne dispose pas, comme dans le système oculaire, d’un « champ périphérique » ayant une valeur d’appel et pouvant fournir des points d’ancrage. Le sujet doit donc effectuer intentionnellement des mouvements d’exploration dans l’espace de travail pour chercher (s’ils existent) des repères extérieurs » (Hatwell, 2000, p.75). La distinction entre les cadres de référence égocentré et allocentré a été mise en évidence dans l’étude des processus de traitement des orientations spatiales en perceptions visuelle et haptique, et notamment à travers l’analyse d’un phénomène anisotropique, appelé l’« effet de l’oblique ». De nombreux travaux (Appelle, 1972 ; Essock, 1980 ; Howard, 1982 ; Luyat & Gentaz, 2002) ont démontré l’existence d’une anisotropie dans la perception de l’orientation, signifiant que « la perception d’une orientation diffère selon sa valeur » (Gentaz, 2000, p.112). Cependant, alors que cet effet s’observe systématiquement en perception visuelle, il n’apparaît que dans certaines conditions en exploration haptique, relevant de facteurs liés à la latéralité exploratoire (Appelle & Countryman, 1986 ; Gentaz & Hatwell, 1999) et à la posture (Luyat, Gentaz, Corte & Guerraz, 2001). Les indices gravitaires jouent également un rôle important dans la perception haptique des caractéristiques spatiales. Robles-De-La-Torre et Hayward (2001) ont montré, ches des sujets voyants temporairement aveuglés, que la perception haptique de formes bi-dimensionnelles et leur localisation spatiale sont fortement déterminées par les indices de forces physiques. Gentaz et Hatwell (1995, 1996) ont mis en évidence l’influence des contraintes gravitaires dans la perception des orientations (effet de l’oblique). Aussi, la présence ou l’absence de l’effet de l’oblique observée dans les différentes conditions expérimentales testées a permis de mettre en évidence que ce dernier est notamment conditionné par l’utilisation d’un cadre de référence égocentré ou exocentré. L’apparition de l’effet de l’oblique découlerait (au moins en partie) d’un codage des orientations spatiales dans un cadre de référence exocentré, dans lequel les axes vertical et horizontal (repère orthogonal) servent de coordonnées cartésiennes. Cette anisotropie atteste donc « d’une référence aux coordonnées cartésiennes, qui rend coûteux le traitement des obliques puisqu’il exige la prise en considération de deux coordonnées, tandis que celui de la verticale et de l’horizontale se fait directement sur un seul axe de référence » (Hatwell, 2000, p. 77). L’hypothèse de l’utilisation de cadres de référence différents en perceptions visuelle et haptique a été également mise en avant pour expliquer les difficultés à traiter tactilement le parallélisme (Kappers, 1999, 2002 ; Kappers & Koenderink, 1999) qui témoignent des limites et de l’imprécision du système haptique dans l’analyse des relations spatiales. Ainsi, comme le suggèrent Gentaz, Luyat, Cian, Hatwell, Barraud et Raphel (2001), les systèmes visuel et haptique semblent donc s’appuyer sur des mécanismes spécifiques pour traiter l’orientation.

Malgré les divergences relevées entre les modalités visuelle et haptique dans le traitement des informations spatiales, certains auteurs suggèrent l’idée que ces deux modalités perceptives partageraient néanmoins des mécanismes communs. S’inspirant du paradigme utilisé par D’Angiuli, Kennedy et Heller (1998) avec des enfants aveugles, Kennedy et Bai (2002) ont conduit une série d’expériences auprès de jeunes adultes voyants. Dans une première expérience, ces derniers étaient invités à explorer des « images tactiles » (Eriksson, 1998), qui étaient des dessins en reliefs, qualifiés de bi-dimensionnels (car mettant en jeu une représentation en 2D), tracés sur une feuille plastifiée reposant sur une mince couche de caoutchouc, sur laquelle la pression d’un simple stylo à bille creuse un sillon haptiquement perceptible. La tâche consistait à identifier les dessins d’objets communs. Au cours d’une première phase, les sujets, artificiellement aveuglés, exploraient et nommaient successivement le maximum de dessins composant une série de huit formes significatives et d’objets familiers ou usuels (une étoile, un arbre, un parapluie, etc…). Le temps d’exploration pour chacun des dessins était limité à 120 secondes. Les sujets devaient également estimer, sur une échelle en sept points, le niveau de confiance ou d’exactitude de leur réponse. Puis, après trois minutes, ils exploraient à nouveau tactilement une série de dessins en relief qui comportait, en plus des mêmes stimuli présentés lors de la première phase, deux autres dessins (distracteurs). Ils devaient là encore identifier autant d’objets que possible. Outre le taux élevé d’identification haptique des stimuli, les résultats ont montré un maintien lors de la deuxième phase des réponses correctes énoncées lors de la phase initiale, et un changement des mauvaises réponses (pour lesquelles le degré de confiance était plus bas). Comme D’Angiulli et Kennedy (2000, 2001), Kennedy et Bai (2002) montrent que les sujets sont capables de juger leurs réponses (et de corriger leurs réponses erronées) concernant l’identification (tâche de dénomination) d’objets explorés en modalité haptique. Dans une deuxième expérience, les auteurs se sont intéressés au processus de reconnaissance de mémoire de dessins d’objets explorés tactilement. Kennedy et Bai (2002) soulignent que pour pour qu’un sujet identifie correctement un objet et soit en mesure de le mémoriser sans trop de difficulté, il doit construire une représentation unifiée de cet objet, intégrant les différents éléments le constituant et leurs positions relatives. Comme dans l’expérience 1, lors d’une première phase, les sujets exploraient haptiquement tour à tour une série de dessins en relief d’objets familiers, puis exploraient, lors d’une deuxième phase, une autre série de dessins, comportant les dessins déjà explorés auparavant, ainsi que six nouveaux dessins (distracteurs). Les stimuli étaient présentés dans des orientations différentes. Les sujets devaient identifier le maximum d’items et estimer, sur une échelle en sept points, le niveau de confiance (degré de certitude) de chacune de leurs réponses. De plus, ils devaient repérer les dessins présentés dans les deux phases, indépendamment de l’orientation. Les résultats ont montré une bonne mémorisation des items, et ont révélé que le niveau de confiance était plus élevé pour les dessins reconnus pour lesquels les sujets jugeaient qu’ils avaient été présentés dans les deux phases que ceux n’ayant pas été mémorisés. Cette deuxième expérience confirmait la valeur prédictive du niveau de confiance dans l’identification haptique d’objets et dans le processus de mémorisation. Deux autres expériences (3 et 4) avaient pour objet de voir si le niveau de confiance concernant le jugement d’un sujet était corrélé à celui d’un autre sujet, afin de déterminer si l’identification haptique d’objets en 2D repose sur la mise en correspondance entre d’une part, les caractéristiques physiques des lignes explorées (forme) et leur organisation spatiale, et d’autre part, des références ou connaissances stockées en MLT sur l’objet. Les résultats ont mis en évidence le processus d’appariement entre les références du sujet concernant les traits physiques figuraux et spatiaux (forme, taille, et configuration spatiale) spécifiques à l’objet et les caractéristiques extraites du stimulus perçu. Enfin, dans une cinquième et dernière expérience, un autre groupe de sujets devait juger (toujours en utilisant l’échelle en sept points), visuellement, le niveau d’exactitude des réponses données par les participants de l’expérience 1 (exploration haptique) relatives à l’identification des objets dessinés. Une corrélation positive entre les jugements de confiance donnés par les participants de l’expérience 1 et les jugements donnés par les sujets explorant visuellement les stimuli à propos de la précision des réponses fournies par les sujets ayant exploré tactilement les items a été obtenue. Ces travaux suggèrent l’utilisation de représentations visuelles lors de tâches visuo-spatiales tactiles, le recours à une médiation visuelle (Klatzky & Lederman, 1987) permettant la conversion des informations perçues haptiquement en images mentales visuelles pouvant faciliter le traitement des données spatiales.