3.2.1. Les échanges d’informations entre les modalités visuelle et haptique : le transfert inter-modal

Les représentations construites sur la base d’une modalité perceptive pour l’extraction d’une propriété d’un stimulus peuvent être exploitées pour traiter cette même propriété dans une autre modalité sensorielle. Un « transfert inter-modal » s’opère alors. Rose (1984) a mis en évidence le transfert d’informations relatives à la forme d’un stimulus, chez de jeunes enfants de 1, 2 et 3 ans. Les sujets manipulaient un objet avec l’une ou l’autre main (procédure dichaptique) pendant une durée de 25 secondes, puis leur étaient présentés visuellement l’objet familier et un objet nouveau pendant 10 secondes. Le temps d’observation du nouvel objet était significativement plus long que le temps passé à regarder l’objet déjà exploré, attestant d’un transfert intermodal du toucher à la vision. Cependant, en raison d’importantes différences interindividuelles constatées chez les nourrissons dans le transfert intermodal, certains auteurs se sont demandés si ces différences sont stables dans le temps et corrèlent avec les performances intermodales mesurées quelques années plus tard. Ainsi, Rose, Feldman, Futterweit et Janowski (1998) ont suivi un groupe d’enfants entre 7 mois et 11 ans, dont ils ont évalué les compétences spatiales de transfert toucher-vision (haptique-vision : H-V), de transfert audition-vision et vision-audition (ceci afin de savoir si les capacités intermodales sont générales ou spécifiques à certaines modalités), ainsi que le QI et les aptitudes spatiales. Les résultats ont révélé une certaine stabilité avec l’âge des scores intermodaux H-V (uniquement lorsque les objets sont explorés de la main gauche ; pour le problème de la latéralité des fonctions manuelles, cf. chapitre 1), ainsi qu’une corrélation significative avec le QI (mais cette dernière ne peut être imputée à des aptitudes spatiales car elle se maintient même si on neutralise ce facteur spatial). En revanche, la corrélation entre les tâches inter-modales H-V et celles impliquant la vision et l’audition n’est pas significative, ce qui suggère que la continuité des capacités intermodales avec l’âge est spécifique aux modalités tactile et visuelle. En outre, si l’on ne tient pas compte de l’amélioration des performances intra-modales (vision-vision et toucher-toucher) concomitantes à l’amélioration des performances inter-modales, les capacités de transfert intermodal s’avèrent stables au cours du développement (Hatwell, 1986 ; Juurmaa & Lehtinen-Railo, 1994).

Si l’existence d’un transfert inter-modal a donc pu être mise en évidence, notamment entre les modalités visuelle et haptique, il a été par ailleurs montré que le traitement d’informations, en particulier spatiales (puisque ce sont celles qui nous intéressent plus spécialement ici), n’est le plus souvent pas amodal. Garbin (1988) et Hatwell (1986) ont ainsi montré que, dans des tâches spatiales, les performances intermodales sont supérieures aux performances intramodales de la modalité la moins efficace (la modalité haptique pour ce qui est du traitement de propriétés géométriques), soulignant le rôle facilitateur de la vision dans l’analyse des informations spatiales. De plus, lorsque les performances intramodales spatiales visuelles et haptiques sont comparables, il y a le plus souvent une supériorité des performances intramodales sur les performances intermodales (Milewski & Laccino, 1982). La nature non amodale du traitement de l’information spatiale ressort également à travers l’asymétrie caractérisant le transfert inter-modal. En effet, le transfert est très souvent mieux réussi dans le sens H-V que dans le sens V-H (Jones, 1981 ; Juurmaa & Lehtinen-Railo, 1994 ; Newham & McKenzie, 1993 ; Hatwell, 1986, 1994). Ces résultats vont à l’encontre de la position de Gibson (1966), qui soutient une conception amodale du traitement de l’information, notamment spatiale. Il semble que les diverses modalités perceptives (visuelle et haptique ici) fassent appel à des modes de codage de l’information spatiale différents et spécifiques, et que le passage de l’information d’une modalité à une autre nécessite donc un recodage de l’information à traiter (Connolly & Jones, 1970 ; Hatwell, 1994). Aussi, les différences ou asymétries observées entre les modalités visuelle et haptique proviennent en partie du fait que les informations stockées en mémoire divergent selon l’entrée sensorielle sollicitée.