3.2.2. Les interférences entre les représentations visuelles et haptiques : les conflits inter-modaux

Plusieurs auteurs ont examiné les modes de traitement de l’information spatiale en situation d’exploration bimodale simultanée. Dans le cadre de cette recherche, dans la mesure où nous nous intéressons aux modalités visuelle et haptique, nous nous centrerons donc sur le cas de l’exploration visuo-tactile. Dans cette perspective, une grande partie des travaux cherchent à évaluer la dominance de l’une de ces deux modalités perceptives dans une tâche bimodale dans laquelle, afin d’extraire une propriété spatiale, le sujet peut avoir recours simultanément à des indices visuels et haptiques. Une concurrence ou une interférence entre ces deux types d’indices peut alors apparaître, et être à l’origine de conflits représentationnels. Dès 1964, Rock et Victor ont mis en évidence la dominance de la vision en situation de conflit vision-toucher dans l’analyse de la propriétés de forme. Dans l’expérience proposée par ces auteurs, les sujets étaient invités à palper un carré sous un rideau, tout en percevant visuellement ce carré à travers une lentille lui donnant l’apparence d’un rectangle. Ils devaient ensuite reconnaître cet objet parmi plusieurs autres soit visuellement soit haptiquement. Les résultats ont mis en évidence une capture visuelle totale, les sujets choisissant l’objet correspondant à sa forme visuelle (rectangle) en ne tenant nullement compte des informations tactiles conflictuelles (carré). Par la suite, Misceo, Hershberger et Mancini (1999) et Miller (1972) ont abouti à des résultats analogues chez des populations d’enfants et d’adultes, respectivement. Toutefois, la notion de dominance visuelle a été nuancée car, chez l’adulte, elle se manifeste surtout quand le test est visuel. Lorsque le test est haptique, un « compromis » (Hatwell, 1986 ; Hatwell & Cazals, 1988), voire une tendance à la capture haptique (Hershberger & Misceo, 1996 ; Misceo, Hershberger & Mancini, 1999) sont observés. De plus, un compromis (Power & Graham, 1976) ou même une capture haptique nette (Heller, 1983) apparaissent lorsque l’intensité de la discordance est très forte. Ces données suggèrent que la vision s’avère dominante dans le traitement spatial et que les informations haptiques ne sont utilisées qu’en cas de rupture franche de la cohérence intermodale.

Récemment, Ernst et Banks (2002) ont modélisé mathématiquement (sous la forme d’une fonction psychométrique) le traitement de l’information en situation d’exploration bimodale visuelle-haptique. Selon ces auteurs, les informations visuelles et haptiques sont intégrées, via le système nerveux, dans un modèle statistique qui détermine ou estime, pour une propriété physique donnée de l’environnement, la part (ou le poids) de chacune des modalités perceptives. Ainsi, lorsque les modalités visuelle et haptique sont conjointement mobilisées dans l’analyse d’une caractéristique d’un stimulus, le système nerveux opère un calcul par le biais duquel va être évaluée la quantité (en proportion ou probabilité) moyenne d’information traitée par chacune des modalités perceptives. Le poids attribué à chacune des modalités sensorielles est plus ou moins équilibré, suivant la propriété faisant l’objet du traitement.

Dans ce chapitre, consacré au traitement des propriétés figuratives et spatiales en explorations visuelle et haptique, nous avons montré l’existence de différences entre ces deux modalités dans l’encodage perceptif et l’intégration en mémoire des informations visuo-spatiales. En effet, il résulte du caractère séquentiel de l’exploration tactile manuelle une difficulté de construction de représentations cohésives, alors que l’exploration visuelle, qui permet un encodage global des données, rend aisée l’élaboration de représentations unifiées. Ainsi, la modalité perceptive d’exploration, visuelle ou haptique, conditionne le mode d’intégration en MDT des informations visuo-spatiales, et donc le contenu des représentations. Dans le chapitre qui suit, nous nous interrogerons non plus sur le contenu des représentations dans le traitement des informations visuo-spatiales, mais sur la nature de ces dernières. Rappelons que l’hypothèse générale que nous formulons dans le cadre de cette recherche est précisément que l’émergence du PEC est non seulement conditionée par le contenu des représentations, mais également par le format de stockage en mémoire de celles-ci. Nous mettrons l’accent sur le rôle des représentations visuelles et verbales dans le traitement des informations visuo-spatiales.