1.1.3. Rôle de l’aire visuelle primaire (V1) dans le processus top-down de l’imagerie mentale

De nombreuses recherches confortent l’hypothèse de l’existence d’un substrat neural commun à la perception et à l’imagerie visuelles. Mais si nombreuses sont les études démontrant qu’au moins certaines aires visuelles d’ordre supérieur, situées dans les lobes pariétal et temporal, participent à la fois à la perception et à l’imagerie (Miyashita, 1995 ; Moscovitch, Behrmann & Winocur, 1994), toutes ne rapportent pas que l’aire V1 est impliquée dans la génération d’une image mentale visuelle. Les positions concernant l’implication de l’aire visuelle primaire V1 (ou cortex strié) dans le processus top-down de l’imagerie mentale divergent. Pour certains auteurs, la participation de l’aire V1 dans ce processus est réelle. Ainsi, l’activation ou le rôle du cortex occipital dans l’activité d’imagerie a été mise en évidence (Goldenburg, Podreka, Steiner, Willmes, Suess & Deecke, 1989 ; Goldenburg, Steiner, Podreka & Deecke, 1992 ; Kosslyn, Alpert, Thompson, Maljkovic, Weise, Chabris, Hamilton & Buonanno, 1993). Kosslyn (1994) postule que la préservation, dans les images mentales, de certaines propriétés structurales et fonctionnelles suppose une implication des aires visuelles rétinotopiquement organisées, y compris l’aire V1. Il émet l’hypothèse que la génération d’une image mentale requiert une activation de V1 et du cortex avoisinant, consécutive à un flux rétrograde d’information (top-down) provenant des aires visuelles associatives occipito-pariétales et occipito-temporales. L’aire visuelle primaire serait le support neural de la mémoire tampon visuelle (« buffer visuel »), entité cognitive commune à la perception et à l’imagerie mentale. D’autres travaux mettent en avant l’idée que les aires visuelles de bas niveau et celles de plus haut niveau sont réciproquement connectées (Montero, 1991 ; Murphy, Duckett & Sillito, 1999). Le flux bidirectionnel (ascendant : forward, et descendant : backward) de l’information est rendu possible, en partie, par les connexions cortico-corticales directes entre les aires visuelles de bas et haut niveau (Douglas & Rockland, 1992). L’implication de V1 dans l’imagerie mentale a été également démontrée dans l’étude de Le Bihan, Turner, Zeffiro, Cuenod, Jezzard & Bonnerod (1993) sur le rappel mental d’une configuration simple, ou encore celle de Kosslyn, Thompson & Alpert (1995), qui révèle que l’image mentale respecte l’organisation rétinotopique du cortex visuel primaire. En effet, lorsque l’image présentée aux sujets est de petite taille, la partie la plus postérieure du cortex strié est activée (correpondant au champ visuel central), lorsqu’elle est de grande taille, le pic d’activation se déplace dans la partie antérieure du cortex strié, ce phénomène témoignant d’une sollicitation de la périphérie du champ visuel mental. Plus récemment, sur la base de deux techniques d’imagerie cérébrale (TEP et SMTr : stimulation magnétique transcranienne régionale), Kosslyn, Pascual-Leone, Felician, Camposano, Keenan, Thompson, Ganis, Sukel & Alpert (1999) agrémentent ces données en montrant qu’une inactivation transitoire de la région visuelle primaire et du cortex avoisinant conduit à une dégradation des performances en imagerie mentale comme en perception visuelle, suggérant que l’aire V1 serait indispensable à l’imagerie mentale.

Cependant, Mellet (2002) contrecarre ces résultats car « d’autres auteurs […] ont trouvé, en TEP et en IRMf, que les structures cérébrales communes à la perception visuelle et à l’imagerie mentale se limitent aux régions occipito-pariétales et occipito-temporales et qu’aucune rétroactivation des aires associatives vers les aires primaires n’est nécessaire » (p.425). Le travail de Per Roland et al. (1987, cité par Mellet, 2002), mettant en œuvre un paradigme d’exploration mentale d’un itinéraire, signalait qu’aucune activation de l’aire visuelle primaire n’était observée. En utilisant la TEP chez des sujets normaux devant générer des images mentales de formes complexes, Roland et Gulyas (1994) concluent que les aires 17 et 18, correspondant, respectivement, au cortex visuel primaire (V1) et à l’aire V2, sont impliquées uniquement dans la perception, mais pas dans l’imagerie visuelle. De plus, chez des sujets rappelant des scènes visuelles se rapportant à des environnements familiers, ces auteurs n’ont guère observé de variations du flux sanguin cortical (technique du FSCr) en V1 et près des aires visuelles associatives. En 1995, ces mêmes auteurs ont montré que l’imagerie visuelle mobilisée dans la formation de patterns de grande taille, complexes et/ou colorés, n’active pas les aires du lobe occipital, ni V1, ni les aires extrastriées V2, V3 ou V4 censées intervenir dans ces traitements (Clarke & Miklossi, 1990 ; Zilles & Schleider, 1993). Ces résultats vont à l’encontre de l’hypothèse d’activations descendantes (backward) des aires visuelles associatives précoces et de V1 générées par l’imagerie visuelle de patterns complexes. Plus récemment, Kosslyn, Thompson & Alport (1997), ont procédé à une comparaison directe entre l’imagerie visuelle et la perception, chez des sujets sains, en utilisant la TEP durant des tâches de perception et d’imagerie. Dans la tâche perceptive, les sujets devaient juger si des noms étaient appropriés en référence à des objets présentés sous une perspective canonique (les objets étaient alors facilement reconnaissables) ou non canonique (objets non immédiatement reconnaissables). Dans la condition d’imagerie, les sujets visualisaient une grille dont l'une des cases était marquée d’une croix. Puis une lettre apparaissait dans l'une des cases. Les sujets devaient juger si la lettre-stimulus et la croix occupaient ou non la même case. Les résultats montraient que si les deux tiers des aires activées l'étaient à la fois pour la perception et l'imagerie, un certain nombre d'aires corticales étaient néanmoins activées en imagerie mais pas en perception, et vice versa, témoignant d'un substrat neural différent (non exactement similaire, ou non parfaitement commun) pour ces deux types d'activité. Des études conduites auprès de patients atteints de cécité corticale démontrent également que l’intervention du cortex visuel primaire n’est pas un prérequis dans l’activité d’imagerie (Chatterjee & Southwood, 1995 ; Dalman, Verhagen & Huygen, P.L.M., 1997 ; Goldenburg, Müllbacher & Nowak, 1995).

Mellet (2002) dresse un bilan général, et note qu’ « en fait, à l’heure actuelle, la moitié des travaux de neuroimagerie décrit une activation de V1, alors que l’autre moitié n’en rapporte pas » (p. 425). Pour tenter de comprendre les modalités d’intervention de l’aire V1 dans l’activité d’imagerie, Mellet (2002) formule l’hypothèse selon laquelle « la nature des régions mobilisées dépendrait des opérations effectuées sur les images mentales. On peut suggérer, par exemple, qu’une tâche d’inspection mentale, pour laquelle prévaut la fidélité au percept, favorise le recrutement de V1. Au contraire, une activité d’imagerie dynamique exigeant des transformations importantes de l’image, et donc une forme d’altération du percept initial, ne nécessiterait pas de rétroactivation de V1 » (p. 426-427). Cette hypothèse est partagée par Kaski (2002), qui relève que les déficits ou troubles relatifs à l’imagerie visuelle ne peuvent être imputés ou associés aux dommages occasionnés sur les aires intervenant dans la perceptiuon visuelle, mais trouvent également leur origine dans d’autres régions cérébrales, localisées dans le lobe occipital, temporal et/ou pariétal. L’activité d’imagerie visuelle semble engager une pluralité de mécanismes en interaction, tels que des processus de raisonnement et de mémoire (Damasio & Damasio, 1990 ; Roland & Gulyas, 1995). En outre, des travaux ont mis en évidence l'existence d'interactions neurales entre l'imagerie et la perception visuelles, en montrant que l'imagerie visuelle peut perturber (effet d'interférence, ou d'inhibition) ou améliorer (effet facilitateur) les performances dans différentes tâches concourantes de détection visuelle (Craver-Lemley & Reeves, 1987, 1992; Craver-Lemley, Reeves & Arterberry, 1997 ; Farah, 1985), suggérant des mécanismes communs à l'imagerie et à la perception visuelles (Ishai & Sagi, 1995).