1.2. Perception haptique et imagerie visuelle

Les principaux modèles d'imagerie mentale ont été développés en référence à la perception visuelle, sans prendre en compte les cas où l'entrée (input) sensorielle provient d'une autre modalité perceptive, notamment de la modalité haptique, qui se distingue fortement de la vision dans le domaine spatial (cf. chapitre 3). Aussi, l'application des modèles de reconnaissance visuelle d'objets tels que celui de Bideaud (1987) à la reconnaissance haptique s’avère problématique, car « le système haptique est peu performant dans l'extraction de l'information spatiale sur les arêtes » (Klatzky & Lederman, 2000, p. 111). Mais alors, comment s’opère l’activité d’imagerie, chez le sujet voyant, lorsque l’entrée sensorielle est haptique ?

A notre connaissance, seul le modèle de Klatzky et Lederman (1987) intègre l'émergence des représentations mentales en distinguant clairement la modalité sensorielle, visuelle ou haptique, sollicitée dans l’exploration du percept. Ce modèle repose sur l’hypothèse d’un traitement de l’information spatiale haptique par médiation visuelle (cf. figure 8). Par le biais d’un traducteur visuel, l’information tactile perçue est convertie en image mentale visuelle. Ce modèle est en accord avec l’idée selon laquelle les images visuelles peuvent être, même chez les sujets voyants, des représentations basées sur les informations collectées à travers différentes modalités sensorielles et que, par conséquent, une image visuelle peut être générée uniquement en touchant un objet (De Beni & Cornoldi, 1988).

Figure 8 : Modèle par médiation d'images (d'après Klatzky & Lederman, 1987).
Figure 8 : Modèle par médiation d'images (d'après Klatzky & Lederman, 1987).

Le recours à une représentation visuelle dans le traitement d’un stimulus exploré haptiquement serait une stratégie pertinente pour l’analyse de propriétés spatiales (géométriques), telles que le traitement des contours d’un objet (dessin) bi-dimensionnel permettant d’identifier sa taille et sa forme. Pour l’extraction des caractéristiques matérielles d’un stimulus, comme sa texture ou sa rigidité, Klatzky et Lederman (1993) suggèrent un second modèle, sans médiateur visuel, dans lequel l’extraction des propriétés est directe (modèle d’appréhension haptique directe). Ainsi, chez le sujet voyant, le traitement d’informations spatiales s’appuierait sur l’émergence d’un même type de représentations, visuelles, en perceptions visuelles et haptique. L’existence d’un processus représentationnel commun (même format de stockage des informations) aux modalités visuelle et haptique pourrait expliquer, au moins en partie, les données issues de travaux établissant des rapprochements entre ces deux systèmes perceptifs dans le traitement d’informations de nature spatiale.

Jusqu’à présent (dans ce chapitre et le précédent), nous avons abordé la question du traitement des informations spatiales exclusivement chez les sujets voyants, qui disposent donc d’un système de référence spatiale visuelle parfaitement opérationnel. Mais qu’en est-il de l’activité d’imagerie chez des sujets présentant une déficience visuelle ? Le processus de médiation visuelle est-il opérant chez des sujets aveugles de naissance ? Quelles sont les conséquences entraînées par une expérience visuelle limitée, voire nulle, sur le traitement de l’information spatiale ? Les sujets voyants, moins exercés à la modalité haptique par rapport aux sujets aveugles, obtiennent-ils des performances plus faibles dans des tâches spatiales réalisées en exploration tactile manuelle (sous occlusion visuelle)? C’est à ces questions auxquelles nous allons tenter de répondre à présent.