2.1. Les similitudes liées à l’imagerie mentale et au traitement des informations visuo-spatiales chez les sujets voyants et aveugles

Des travaux ont mis en évidence des ressemblances ou des points communs entre différentes populations de sujets se distinguant par leur statut visuel, relativement au traitement de propriétés visuelles ou/et spatiales.

En observant les dessins de sujets aveugles précoces et en analysant les performances de sujets aveugles congénitaux et voyants (groupe contrôle) dans des épreuves impliquant le traitement de propriétés spatiales telles que l’extraction des contours d’objets simples, l’appréhension de la perspective, la localisation spatiale ou la perception du mouvement, Kennedy (1997) aboutit à la conclusion que « pour dessiner, les aveugles utilisent les mêmes conventions que ceux qui voient ». Il ajoute que « l’analyse des dessins exécutés par les aveugles révèle que le cerveau traite de la même façon des informations provenant de la vue et du toucher » (p. 76). En effet, considérant l’exemple de la perception des contours, Kennedy (1997) explique que « notre système visuel et notre système tactile ne lisent pas les deux contours d’un trait épais comme un seul trait. La région du cerveau responsable de l’interprétation des contours à partir des informations sensorielles est donc un système général de perception des surfaces. La discrimination qu’elle assure ne repose pas sur des critères purement visuels, tels la brillance ou la couleur, mais prend en compte les deux bords d’un trait épais et les traite comme des indicateurs de la position d’un seul bord d’une surface. Si, pour des personnes voyantes, ce sont des frontières de brillance qui sont traitées comme des indicateurs de limite de surfaces, pour les aveugles ce sont les frontières de pression qui sont traitées de la même façon. Les principes qui sont ici en jeu ne sont pas seulement visuels : la région du cerveau qui les accomplit pourrait donc être qualifiée d’amodale. Un tel système amodal reçoit à la fois des informations visuelles et tactile et les considère comme des informations relatives à des caractéristiques telles que recouvrement, avant-plan, arrière-plan, surfaces planes ou courbes, et points de perspective » (pp. 80-81). Aussi, grâce à ce système amodal, le traitement des limites des surfaces peut s’opérer sur la base de signaux visuels et/ou tactiles. Ce même auteur a montré que les aveugles congénitaux complets sont capables d’identifier des dessins en relief (stimuli bidimensionnels) représentant des objets communs ou familiers, et de rendre reconnaissables ce même type de dessins (Kennedy, 1993 ; Kennedy & Markas, 2000). Dans l’étude conduite par Heller, Brackett et Scroggs (2002) auprès d’adultes voyants (aveuglés), aveugles précoces (cécité congénitale ou survenue avant l’âge de un an), aveugles tardifs (cécité survenue après l’âge de un an) et déficients visuels présentant une vision résiduelle (low-vision subjects), les sujets percevaient également haptiquement des dessins bi-dimensionnels représentant des objets réels (concrets). Il leur était demandé d’indiquer, à quinze reprises, parmi un ensemble de quatre dessins d’objets d’une même catégorie (instruments de musique, parties du corps humain, animaux, outils de charpentier ou vêtements), celui correspondant au nom énoncé initialement par l’expérimentateur. Les analyses réalisées sur le nombre de réponses correctes et les temps de réponse n’ont permis de dégager aucune différence significative dans les performances entre les différents groupes de sujets, soulignant là encore l’idée que l’expérience (ou l’imagerie) visuelle n’est pas un pré-requis au traitement haptique d’images d’objets familiers. De la même façon, D’Angiulli, Kennedy et Heller (1998) ont mis en évidence qu’à la fois les enfants voyants et aveugles sont en mesure d’identifier (en les nommant) des dessins en relief, et que les dessins les plus souvent identifiés par une de ces populations sont également ceux identifiés le plus fréquemment par l’autre population. De plus, lorsqu’il est demandé aux mêmes sujets d’identifier une seconde fois les stimuli explorés lors d’une première session s’étant déroulée quelques minutes plus tôt (reconnaissance de mémoire), tout comme les sujets voyants, les sujets aveugles changent les réponses erronnées qu’ils avaient pu donner au cours de la première session, et conservent les réponses correctes. Récemment, Heller, Brackett, Scroggs, Steffen, Heatherly et Salik (2002) ont conduit une étude portant sur l’appréhension de la perspective dans des images tactiles (dessins géométriques bi-dimensionnels) selon le statut visuel du sujet. Leur travail portait sur des populations de sujets voyants, aveugles congénitaux, aveugles tardifs et de sujets présentant une faible acuité visuelle). Leurs résultats ont confirmé l’idée que l’expérience visuelle n’est pas nécessaire pour appréhender la perspective dans des dessins. Dans une recherche menée auprès de populations similaires, Heller, Brackett, Wilson, Yoneyama, Boyer et Steffen (2002) ont montré que l’illusion haptique de Müller-Lyer ne dépend pas de l’imagerie visuelle ou de l’expérience visuelle. Une conclusion similaire a été suggérée par Heller, Brackett, Scroggs, Allen et Green (2001) à propos de la perception de l’horizontale. Tout comme les sujets voyants, les sujets aveugles témoignent d’une capacité à juger de l’orientation horizontale d’un liquide dans un récipient quelle que soit l’inclinaison de ce dernier (principe de conservation de l’horizontale), même s’il s’avère que l’aspect configurationnel du récipient (récipient de forme ronde ou rectangulaire) détermine en partie ce jugement (plus grande difficulté à conserver l’horizontale lorsque le récipient contenant le liquide est rectangulaire que lorsqu’il est rond, les sujets étant sensibles aux indices environnementaux qui, dans le cas du récipient rectangulaire, constituent un cadre de référence externe prégnant qui rend plus difficile l’appréhension de l’horizontale lorsque le récipient est incliné). D’autres auteurs ont établi un parallèle dans les patterns de performances relevés chez des populations de sujets dont le statut visuel variait. Ainsi, Zimler et Keenan (1983) ont comparé des adultes voyants et aveugles congénitaux, ainsi que des enfants, dans des tâches présumées impliquer le stockage en mémoire d’une image visuelle. Selon ces auteurs, l’acquisition des connaissances relatives au monde visuel passerait par des processus différents selon le statut visuel. Alors que les sujets voyants ont recours à l’imagerie visuelle pour se représenter mentalement des objets réels, les sujets aveugles auraient recours à des images mentales issues d’autres modalités ou utiliseraient des représentations sémantiques. Afin de tester cette hypothèse, Zimler et Keenan (1983) ont conduit une série de trois expériences. La première d’entre elles consistait en une tâche d’association de mots présentés par paire, consistant à rappeler le deuxième item (cible) correspondant à chacun des mots indices proposés, afin de recomposer les différents couples de mots. Les auteurs ont relevé que le rappel était meilleur pour les paires de mots évoquant des images visuelles par rapport aux autres couples de mots, moins suggestifs visuellement, ceci aussi bien chez les aveugles que chez les voyants. La deuxième expérience était une tâche de rappel libre de mots appariés selon leurs attributs perceptifs (propriété auditive : évocation d’un son, ou propriété visuelle : évocation d’une couleur). Les résultats ont révélé que si les performances des sujets aveugles étaient inférieures à celles pour les mots appariés sur l’aspect sonore, elles étaient proches de celles des sujets voyants pour les mots groupés par couleur. Le fait que les aveugles obtiennent des performances comparables à celles des voyants à des tâches impliquant le traitement d’informations visuelles et spatiales suggère que l’imagerie visuelle utilisée par les voyants n’est pas plus efficace que les représentations sémantiques auxquelles ont recours les aveugles, ou que l’imagerie visuelle n’est pas nécessaire pour ces tâches. Dans une troisième expérience, Zimler et Keenan (1983) ont soumis aux mêmes sujets une tâche d’imagerie visuelle, consistant à imaginer des scènes et à classer ensuite des objets-cibles selon qu’ils sont visibles ou non visibles parce que cachés par un autre objet. Si le phénomène d’occlusion est bien perçu par le système visuel (De Wit & Van Lier, 2002 ; Rubin, 2001 ; Van Lier, 1999 ; Van Lier & Wagemans, 1999), il l’est également en perception haptique. En effet, comme les voyants, les aveugles rappelaient davantage les objets visibles que les cibles qui ne l’étaient pas, témoignant d’une préservation du phénomène d’occlusion, quelle que soit la nature perceptive, visuelle ou haptique, des images mentales. Cornoldi, Cortesi et Preti (1991) et Cornoldi, Bertuccelli, Rocchi et Sbrana (1993) ont également étudié les capacités d’imagerie visuo-spatiales de sujets aveugles congénitaux, en leur demandant de suivre un parcours imaginaire. Les sujets devaient écouter les instructions verbales données par l’expérimentateur, qui énonçait les déplacements à effectuer mentalement à partir d’un point initial à retenir, sur une matrice (grille) plus ou moins complexe (de taille variable), comportant deux ou trois dimensions. Les résultats ont montré que les sujets aveugles, comme ceux du groupe contrôle (sujets voyants), ont recours à des stratégies visuo-spatiales spécifiques, même s’ils ont de plus grandes difficultés que les sujets voyants pour les matrices tridimensionnelles. Des résultats similaires ont été également observés dans l’apprentissage d’environnements réels. Dans la recherche de Golledge, Jacobson, Kitchin et Blades (2000), des adultes voyants aveuglés, aveugles complets et disposant d’une très faible vision apprenaient un itinéraire nouveau. Les participants effectuaient individuellement une première fois le trajet guidés par l’expérimentateur, puis le parcouraient par eux-mêmes (toujours accompagnés de l’expérimentateur qui les observait) à trois reprises successives. Pour chaque essai, la connaissance du parcours appris était évaluée en demandant aux sujets de pointer les différents repères jalonnant l’itinéraire lors de leurs déplacements, de décrire verbalement ce dernier et d’en construire un « modèle » (plan) en utilisant des pièces magnétiques qu’ils positionnaient sur un tableau métallique. Les résultats ont révélé qu’au bout du troisième essai, les performances des différents groupes étaient équivalentes, quelle que soit la tâche (pointage, description verbale ou modélisation). Aussi, tout comme les sujets voyants, les sujets aveugles précoces et ceux disposant d’une faible vision sont en mesure d’apprendre rapidement et efficacement un environnement nouveau, les sujets déficients visuels n’ayant besoin que d’un ou deux essais supplémentaires pour rappeler le parcours aussi précisément que les sujets voyants. Passini et Proulx (1988), Ochaita et Huertas (1993), puis Espinosa, Ungar, Ochaita, Blades et Spencer (1998) avaient abouti à cette même conclusion dans leurs études respectives. De plus, Blades, Lippa, Golledge, Jacobson et Kitchin (2002) ont en outre voulu savoir si les tâches de pointage, de description verbale et de modélisation étaient susceptibles de faciliter l’apprentissage d’un parcours dans un environnement réel non familier, et si ces tâches apportaient une aide de même importance selon la sévérité des troubles visuels. Après avoir constitué deux groupes de sujets adultes en fonction de leurs déficits visuels sur la base d’un questionnaire (un groupe de sujets ayant des troubles visuels sévères les rendant incapables de percevoir le moindre élément dans un environnement et un groupe de sujets avec des troubles visuels modérés leur permettant de percevoir en présence de lumière certains éléments environnants), les auteurs ont répliqué la procédure de l’expérience conduite par Jacobson et al. (2000). Chacun des participants aveuglés effectuait le parcours guidé d’un itinéraire en suivant les instructions verbales de l’accompagnateur relatives aux directions à emprunter aux intersections et aux différents repères jalonnant l’itinéraire (phase d’apprentissage), puis devaient par eux-mêmes parcourir ce même trajet à trois reprises. Pour chacun des essais, l’expérimentateur relevait le temps mis par chacun des participants pour effectuer le trajet ainsi que le nombre d’erreurs (déviations) commises quant aux choix directionnels (décisions d’aller soit tout droit, soit de tourner à droite ou à gauche aux intersections, ou encore de s’arrêter devant chacun des points de repères appris). Concernant les tâches réalisées lors du parcours, quatre conditions expérimentales étaient testées. Dans la condition contrôle, les sujets devaient uniquement parcourir le trajet appris, en nommant chacun des repères rencontrés. Dans la condition de verbalisation, les sujets devaient également donner une description verbale du parcours aussi détaillée que possible à l’issue de chacun des essais. Dans la condition de modélisation, ils devaient, à la fin de chaque essai, produire une carte (plan) de l’itinéraire au moyen de pièces magnétiques symbolisant les différents repères et portions du trajet qu’ils fixaient à un tableau métallique. Enfin, dans la condition de pointage, les participants devaient montrer du doigt, à chacun des cinq repères du parcours (départ, trois repères intermédiaires et arrivée) sur lesquels ils se trouvaient, les quatre autre points de repère (soit au total vingt repères désignés pour chacun des trois essais). Les résultats ont montré qu’aussi bien pour le nombre d’erreurs (déviations) commises durant l’itinéraire que pour le temps nécessaire à parcourir le trajet, les performances s’amélioraient au fil des essais. De plus, les performances des sujets avec un déficit visuel modéré se sont avérées supérieures à celles des sujets avec un trouble visuel sévère. Cependant, les auteurs précisent que cette différence était particulièrement faible et que les scores obtenus par l’ensemble des groupes étaient élevés, confortant l’idée que les sujets déficients visuels sont en mesure d’apprendre un itinéraire complexe dans un environnement inconnu après y avoir été exposé de manière relativement peu importante. En outre, bien que l’effet de la tâche ne se soit pas révélé significatif, les auteurs faisaient remarquer qu’en considérant uniquement les différents points du parcours requérant un choix directionnel aux intersections (aller tout droit, à gauche ou à droite, ou s’arrêter devant un repère) pour lesquels les sujets commettaient un nombre important d’erreurs lors du premier essai (les points nécessitant un choix directionnel pour lesquels avaient été relevées peu ou pas d’erreurs dès le premier essai ayant pu masquer l’effet de la tâche sur l’apprentissage de l’itinéraire), les performances du groupe contrôle et celles du groupe de sujets ayant produit un plan du parcours après chacun des essais étaient similaires pour le premier essai, mais dès le deuxième essai, les sujets de la condition de modélisation étaient plus performants que les sujets du groupe contrôle, cette différence de performance inter-groupes devenant moindre lors du troisième essai, en raison de l’effet de répétition du parcours. Ce résultat a conduit Blades et al. (2002) a conclure que la modélisation du parcours était susceptible de favoriser son apprentissage.

Par ailleurs, d’autres études reposant sur la présentation tactile manuelle d’une tâche dans laquelle le sujet doit engendrer une représentation ayant la propriété des images mentales visuo-spatiales, ont démontré que les aveugles et les voyants possèdent une capacité égale de se représenter les objets à travers la perception tactile, laissant supposer chez les sujets privés de vision et d’expérience visuelle une capacité à générer et à utiliser les images mentales (Carreiras & Codina, 1992 ; Kerr, 1983 ; Klatzky, Golledge, Loomis, Cicinelli & Pellegrino, 1995). A cet égard, la récente étude neuropsychologique conduite en TEP par Vanlierde, De Volder, Wanet-Defalque et Veraart (2003) a permis de vérifier au niveau du substrat biologique les données comportementales suggérant la capacité d’imagerie visuo-spatiale en dépit de toute faculté de perception visuelle, en montrant à la fois chez des adultes voyants et aveugles précoces une activation des aires occipito-pariétales de la voie dorsale dans le traitement d’informations visuo-spatiales.