2.2. Les différences relatives à l’imagerie mentale et au traitement des informations visuo-spatiales chez des sujets voyants et aveugles

A l’inverse des études rapportées précédemment, des recherches ont montré des divergences, plus ou moins importantes, entre les sujets voyants et ceux présentant une cécité (précoce ou tardive) ou une déficience visuelle, soulignant le rôle de l’expérience visuelle dans le traitement d’informations spatiales. Heller et Joyner (1993) ont ainsi noté des différences entre des sujets voyants aveuglés et des aveugles congénitaux et tardifs relativement à l’illusion haptique de la verticale-horizontale. De plus, Heller et Kennedy (1990) ont montré que des sujets aveugles précoces mettent deux fois plus de temps que des sujets voyants aveuglés et aveugles tardifs pour appréhender la perspective. Cette différence est attribuée à l’utilisation d’un cadre de référence différent chez les différents groupes de sujets testés. Pour traiter les relations spatiales, tout comme les jeunes enfants voyants (Acredolo, 1985, 1990), les sujets aveugles précoces (Millar, 1994) privilégieraient le recours à un codage égocentré (centré sur le corps), alors que les voyants aveuglés et les aveugles tardifs utiliseraient plus massivement un cadre de référence spatiale de type exocentré, permettant la localisation des objets les uns par rapport aux autres. Millar (1981) a mis en évidence la dominance du codage égocentré chez des enfants aveugles au cours d’une tâche spatiale requérant un déplacement du sujet. L’inconvénient lié à l’usage d’un tel cadre de référence pour encoder les relations spatiales est le risque accru de surcharge mnésique, car le sujet est alors contraint de réactualiser en permanence sa position dans l’espace par rapport aux éléments environnants, ce qui mobilise d’importantes ressources attentionnelles (De Beni & Cornoldi, 1988 ; Gaunet & Thinus-Blanc, 1995 ; Vecchi, 1998). La recherche de Ungar, Blades et Spencer (1995) indique toutefois que, dans une tâche de localisation spatiale (rotation mentale), ce n’est pas tant le statut visuel qui détermine la performance que les stratégies mises en œuvre par les sujets.

Dans une étude centrée sur les propriétés visuelles de l’activité d’imagerie, Arditi, Holtzman et Kosslyn (1988) ont invité des sujets aveugles à générer une image mentale et à juger des angles visuels selon la distance à laquelle se situait l’objet représenté. Leurs résultats témoignent de l’absence du concept de perspective chez ces sujets, et reflètent le caractère non visuel des images mentales existant chez les sujets aveugles. Ces données ont été confirmées par Heller, Calcaterra, Tyler et Burson (1996), qui ont aussi montré, à travers une tâche de dessin d’un panneau rectangulaire inclinable vu sous différents angles, que les aveugles précoces, contrairement aux aveugles tardifs et aux voyants, ne semblent pas utiliser les lois de la perspective. Heller, Kennedy et Joyner (1995) ont trouvé que les performances d’aveugles précoces sont considérablement réduites par rapport à celles d’aveugles tardifs et de voyants travaillant sans voir dans une tâche où il faut indiquer à quelle place doit se tenir un observateur pour avoir un certain point de vue sur une maison dessinée (vue de haut, de trois quarts ou de côté).

Par ailleurs, l’émergence et l’évolution des techniques d’imagerie ces dernières décennies (TEP et IRMf en particulier) a permis la conduite de travaux destinés à montrer l’influence du statut visuel sur l’activité cérébrale lors de tâches spatiales tactiles. De Volder, Bol, Blin, Robert, Arno, Grandin, Michel et Veraart (1997) ont examiné les répercussions de la cécité précoce et tardive sur l’organisation corticale des aires visuelles primaire et secondaire. Ils ont comparé les activités cérébrales de trois populations : des aveugles précoces (cécité congénitale ou survenue avant l’âge de 3 ans), des aveugles tardifs (cécité survenue à l’âge adulte à la suite de lésions des voies visuelles périphériques) et des voyants. Ils ont mesuré avec la TEP le métabolisme cérébral au repos ou dans des tâches tactiles d’exploration d’objets avec la main droite ou de reconnaissance de patterns tridimensionnels à l’aide de l’Optacon (dispositif permettant de convertir les stimulations lumineuses en stimulations tactiles). Les résultats indiquent des différences dans le métabolisme des aires visuelles primaire et secondaire des trois populations, alors que l’activité corticale des autres aires est similaire dans les différents groupes. L’activité métabolique des aires visuelles primaires et secondaires des aveugles tardifs est moindre par rapport à celle de voyants ayant les yeux fermés. En revanche, elle est plus importante chez les aveugles précoces que chez les voyants ou les aveugles tardifs. Cet hypermétabolisme des aires visuelles observé chez les aveugles précoces est présent aussi bien en situation de repos qu’au cours de la réalisation des tâches tactiles. Est-ce à dire pour autant que les sujets aveugles précoces disposent de représentations visuelles pour traiter des informations spatiales? Sadato, Pascual-Leone, Grafman, Ibanez, Deiber, Dold et Hallet (1996) ont interprété cet hypermétabolisme comme le fait que les aires visuelles peuvent avoir une fonction non visuelle dans certaines populations. En effet, en soumettant des tâches de discrimination haptique de propriétés spatiales (angles, largeur) à des sujets aveugles précoces et voyants (sous occlusion visuelle momentanée), ces auteurs ont constaté, par le biais de la TEP, que les aires visuelles n’interviennent pas nécessairement pour traiter haptiquement des informations spatiales, puisque ces aires sont activées uniquement chez les aveugles précoces, mais pas chez les voyants. Büchel, Price, Frackowiak et Friston (1998) ont également relevé une incidence du statut visuel sur l’organisation fonctionnelle du cortex visuel. En comparant, au moyen de la TEP, les patterns d’activation du cortex visuel chez des sujets aveugles congénitaux et aveugles tardifs au cours d’une lecture en braille, ils ont remarqué une activation du cortex visuel primaire uniquement chez les sujets aveugles après la puberté. Chez les sujets aveugles congénitaux, seule une activation des aires visuelles extrastriées et associatives pariétales apparaissait. Ces données confortent l’idée d’une association entre l’imagerie visuelle et l’activation du cortex visuel primaire (aire V1).

Ainsi, les travaux relatifs au traitement des informations visuelles et spatiales, à l’existence de représentations mentales et au format de stockage de ces dernières selon le statut visuel des sujets rapportent des résultats assez hétérogènes (qui divergent partiellement, ou substantiellement), qui ne permettent pas de démontrer de façon claire et univoque les mécanismes intervenant dans l’activité d’imagerie chez des populations de sujets se distinguant par leur expérience visuelle (comparaison, notamment, entre les aveugles congénitaux et les voyants). C’est ce qui a amené certains auteurs à considérer que l’activité d’imagerie n’est pas liée à une modalité sensorielle particulière, et que le traitement visuo-spatial n’est pas simplement déterminé ou conditionné par un format unique de stockage de l’information en mémoire. A propos des images mentales visuo-spatiales, Cornoldi et Vecchi (2000) soulignent que « la cécité précoce totale n’empêche nullement ce genre de représentations, mais […] l’organisation des différentes sources d’information doit nécessairement être différente. On peut supposer que, chez l’aveugle, l’image mentale se base sur une plus grande proportion d’informations d’origine tactile, et qu’elle donne plus de poids aux informations spatiales qui ne sont pas d’origine visuelle et sont moins utilisées par le voyant. Cela ne nous autorise toutefois pas à établir une différenciation radicale entre images visuelles, images spatiales liées à la vision et images spatiales liées à d’autres modalités sensorielles, car ces aspects sont intimement liés et interconnectés dans les images que nous élaborons et utilisons dans la vie de tous les jours. C’est la raison pour laquelle nous considèrerons les images visuo-spatiales d’une façon unitaire » (pp. 175-176). Aussi, en dépit de l’existence de divergences quant à la question de la nature des représentations spatiales selon le statut visuel des sujets, il s’avère que, comme le soulignent Hatwell, Mellier et Lécuyer (2003), la vision n’est pas indispensable pour parvenir à une bonne représentation de l’espace.

Après nous être centrés sur les représentations visuelles dans le traitement des informations spatiales selon la modalité sensorielle (input perceptif) mobilisée et le statut visuel du sujet, nous allons à présent aborder la question du codage verbal des informations spatiales.