1.1.3. Discussion

Nous reviendrons successivement sur les deux effets significatifs relevés quant à l’émergence du PEC : celui de la modalité perceptive d’exploration des stimuli et celui des contraintes visuo-motrices de tracé des dessins.

Les résultats ici obtenus ont d’abord permis de mettre en évidence l’effet de la modalité perceptive d’exploration, visuelle ou haptique, sur l’émergence du PEC. Ce dernier s’avère plus prégnant en exploration visuelle. Aussi, nous pouvons nous interroger sur les processus à l’œuvre dans chacune de ces conditions d’exploration. En effet, l’effet de la modalité perceptive d’exploration pourrait être imputé à des mécanismes purement sensoriels, relatifs à l’appréhension perceptive des dessins, ou/et attribué à des processus représentationnels liés à l’intégration en mémoire des informations visuo-spatiales. Dans le premier cas, les différences relevées entre les deux conditions d’exploration seraient liées à l’appréhension perceptive morcelée et séquentielle des stimuli caractérisant l’exploration manuelle, l’exploration visuelle permettant au contraire une perception globale des dessins. Dans le deuxième cas, l’exploration visuelle serait davantage propice que l’exploration haptique à l’émergence du PEC parce qu’elle favoriserait le maintien en mémoire des informations visuo-spaiales, facilitant ainsi l’intégration cohésive des propriétés d’ensemble des dessins, et donc la construction de représentations unifiées. Ainsi, les mécanismes sous-jacents au PEC dans la reproduction des dessins pourraient avoir trait essentiellement au système perceptif, ou principalement au système représentationnel (ou mnésique), ou conjointement à ces deux systèmes.

En dépit du fait que nous ne sommes pas en mesure de déterminer les processus à l’origine de l’effet de la modalité perceptive d’exploration, les résultats que nous avons présentés suggèrent que ceux-ci seraient de même nature si nous nous référons au principe de « fractionnement développemental » (Hitch, 1990), qui « repose sur l’évaluation du taux de développement, en fonction de l’âge, de fonctions cognitives ostensiblement différentes. Si la performance observée à un type de tâche cognitive se développe à un taux différent de celui trouvé à une tâche contrastante, cela suggère que la résolution de ces tâches implique des systèmes cognitifs différents (autrement dit, que les processus cognitifs qui sous-tendent la réalisation des tâches peuvent être considérées comme des composantes séparées de l’architecture cognitive) » (Pearson & Logie, 1998, pp. 149-150). Or on note ici une évolution similaire dans les deux modalités concernant l’adoption du PEC au cours du développement (l’absence d’interaction stratégie d’exécutionâgemodalité perceptive d’exploration en témoigne). Comme l’illustre la figure 12, le taux d’augmentation de la fréquence d’apparition du PEC entre 6 et 8 ans varie peu entre les deux conditions d’exploration (il atteint respectivement 4,1% et 12,7% en explorations visuelle et haptique, si l’on englobe les quatre conditions d’exécution et les deux modèles-tests), ce qui conforte l’idée que la tâche est de même nature, quelle que soit la modalité perceptive d’exploration mobilisée, visuelle ou haptique. Dans les deux conditions, il s’agit pour l’enfant d’une tâche de copie, pour laquelle l’émergence du PEC reposerait sur des processus communs ou qui ne seraient pour le moins pas fondamentalement différents. Ces processus n’opèreraient néanmoins pas avec la même efficacité dans chacune des deux modalités sensorielles d’exploration.

Figure 12 : Fréquence d’adotpion du PEC en fonction de l’âge des enfants, dans chacune des deux conditions d’exploration (max.=120).
Figure 12 : Fréquence d’adotpion du PEC en fonction de l’âge des enfants, dans chacune des deux conditions d’exploration (max.=120).

La stabilité du PEC entre 6 et 8 ans dans chacune des deux conditions d’exploration nous laisse à penser que les mécanismes sous-jacents au PEC dans la copie des dessins seraient de nature perceptive (déjà opérationnels à 6 ans et n’évoluant guère par la suite), plutôt que des processus ayant trait au système représentationnel ou mnésique (pour lesquels les deux groupes d’âge seraient davantage susceptibles de se distinguer). La tâche ferait essentiellement appel à des opérations ou fonctions sensori-motrices (traitements de bas niveau) relatives à l’exploration perceptive des dessins, disponibles précocement au cours du développement (Case, 1985 ; Piaget, 1967 ; Thibaut & Gelaes, 2002).

Les résultats de l’expérience ont également mis en évidence l’effet significatif des contraintes visuo-motrices de tracé sur l’émergence du PEC. Plus précisément, nous avons constaté que le PEC s’avère plus prégnant lorsque les enfants disposent d’informations visuelles (conditions d’exécutions avec feedbacks visuel total et partiel) que lorsqu’aucun indice visuel ne peut être exploité (conditions d’exécution haptique et d’exécution en aveugle). Ces données confirment celles obtenues par Baldy et al. (1996), qui ont montré l’incidence néfaste de la suppression des informations visuelles dans la reproduction de la figure complexe de Rey (FCR). Si, comme ces auteurs, nous constatons l’effet perturbateur de l’élimination des indices visuels sur l’organisation du tracé des dessins, la simple suppression de la trace graphique n’a néanmoins pas d’incidence sur l’organisation du tracé de dessins composés de formes géométriques élémentaires emboîtées (émergence du PEC), contrairement à l’exécution de la FCR. Cette différence peut s’expliquer par la plus grande complexité de la FCR, en raison, d’une part, de la plus grande quantité et variété ou richesse des éléments qui la composent (celle-ci incluant des formes géométriques simples ayant une valeur sémantique, mais également des patterns abstraits) et d’autre part, de ses propriétés spatiales. En particulier, la présence de points de tangence rend moins aisée l’extraction des éléments et donc la structuration perceptive du modèle, mais aussi le tracé, la présence d’éléments contigus constituant une contrainte importante lorsque les indices visuels sont supprimés, l’exécution de la FCR demandant une plus grande justesse ou précision graphique (or l’information visuelle joue un rôle capital dans le contrôle moteur). C’est pourquoi, la présence d’un contrôle visuel sur la trace graphique pourrait jouer un rôle beaucoup plus important dans l’exécution de la FCR que dans la reproduction de dessins composés de figures géométriques élémentaires emboîtées non tangentes. Il n’en reste pas moins que la présence d’indices visuels favorise l’émergence du PEC. Mais pourquoi la suppression des informations visuelles est-elle à l’origine de modifications dans l’organisation du tracé des dessins ? L’hypothèse que nous émettons en réponse à cette question est que la suppression du feedback visuel induirait un traitement séquentiel des stimuli. Elle affecterait la stabilité des représentations perceptives (composées d’informations sensorielles) construites par les enfants (Case, 1985), en créant une surcharge mnésique qui perturberait l’organisation de l’exécution des dessins. Lorsque les enfants peuvent contrôler visuellement la trace graphique de leurs productions, il ne leur est alors aucunement nécessaire de maintenir en mémoire les éléments tracés. De même, lorsqu’ils disposent d’un feedback haptique, les enfants peuvent contrôler perceptivement l’état de leurs productions. Toutefois, le travail d’exploration manuel requis mobilise fortement l’attention de l’enfant, qui tente de se représenter mentalement ce qui a déjà été tracé (le sujet pouvant d’ailleurs avoir recours au processus de médiation visuelle (Klatzky & Lederman, 1987) consistant à convertir les informations haptiquement perçues en image mentale visuelle), ce qui est susceptible de rendre instables les représentations des stimuli ou des informations encodées lors de l’exploration. Les représentations contenant les informations se rapportant aux productions tracées interfèreraient avec celles contenant les données relatives aux stimuli explorés. De la même façon, la condition de tracé en aveugle serait également peu propice à l’émergence du PEC, parce qu’elle exige un maintien en mémoire des éléments tracés (ceux-ci ne pouvant être contrôlés perceptivement) qui, là encore, serait enclin à rendre instables les représentations construites relativement aux informations visuo-spatiales encodées. Mais alors, pourquoi le PEC est-il plus prégnant dans la condition d’exécution « sans trace » que dans la condition d’exécution en aveugle, alors que dans ces deux modalités, l’enfant ne dispose pas d’un feedback perceptif efficace (contrôle visuel) lui permettant de contrôler l’état de sa production, l’obligeant alors à maintenir en mémoire les informations relatives à cette dernière ? Nous formulons l’hypothèse selon laquelle la présence d’indices visuels partiels au moment du tracé favoriserait le stockage en mémoire des informations relatives aux productions graphiques des enfants (éléments déjà exécutés). Alors que le tracé en aveugle fait l’objet d’un simple codage, proprioceptif, quant au tracé des dessins, l’exécution visuo-manuelle sans feedback perceptif sur la trace graphique s’appuie sur un double codage, à la fois proprioceptif et visuel. Ce double codage, incluant des indices visuels relatifs aux mouvements du membre effecteur, constituerait une base ou source d’informations plus fiable et solide que le simple codage proprioceptif (les indices visuels étant du reste plus prégnants que les indices proprioceptifs), ce qui faciliterait la mémorisation des éléments exécutés et rendrait plus stables les représentations contenant les propriétés visuo-spatiales des stimuli explorés.

Comme nous l’avons vu, il existe un effet de la modalité perceptive d’exploration, visuelle ou haptique sur l’émergence du PEC. Toutefois, nous ne disposons d’aucun élément probant susceptible de nous renseigner sur la nature, perceptive et/ou représentationnelle, des processus liés à cet effet. Dans l’expérience suivante, nous revenons plus précisément sur la question des mécanismes sous-jacents à l’émergence du PEC dans deux tâches, dont celle de la copie de dessins semblables à ceux utilisés dans l’expérience 1. Celle-ci vise à déterminer si le recours plus rare du PEC en modalité haptique par rapport à la modalité visuelle est dû à l’appréhension perceptive des stimuli explorés ou bien à l’intégration en mémoire des données visuo-spatiales (construction de représentations unifiées des dessins).