2.1.3. Discussion

Les résultats obtenus dans cette expérience font état, d’une part, de la plus grande prégnance du PEC chez les enfants les plus âgés (8 ans) par rapport aux sujets les plus jeunes (5 ans), et d’autre part, de l’effet perturbateur de la saillance visuelle sur le PEC.

L’effet de l’âge pourrait s’expliquer par une évolution progressive relative au mode d’appréhension ou d’analyse perceptive des stimuli. Au cours du développement, le PEC devient un attracteur de plus en plus puissant. Ce phénomène pourrait traduire un changement dans la structuration perceptive des stimuli : les enfants les plus jeunes seraient davantage enclins à opérer un traitement analytique reposant sur la prise en compte des parties (informations locales) des dessins de façon isolée (sans considérer la totalité de l’information), alors que les enfants plus âgés percevraient de manière holistique les stimuli. Ce résultat serait en contradiction avec une conception du développement des capacités d’analyse perceptive selon une évolution croissante des traitements dimensionnels plutôt qu’holistiques, et donc avec l’idée que les enfants les plus jeunes « percevraient des dimensions séparables pour l’adulte […] comme des touts analogues aux dimensions intégrales de l’adulte » (Thibaut & Gelaes, 2002, p. 487). Le développement de la perception de stimuli se caractériserait donc par une progression des traitements analytiques (Cook & Odom, 1992 ; Odom & Cook, 1996). Une raison liée à cette évolution serait qu’« au cours du développement, le système perceptif découvre un nombre croissant de dimensions mais devient également différentiellement sensible à celles déjà découvertes suite aux expériences perceptives » (Thibaut & Gelaes, 2002, p. 495). Mais nous constatons ici que les enfants les plus jeunes recourent mois souvent au PEC que les enfants les plus âgés. Or l’émergence de la stratégie de l’exécution centripète reflèterait une appréhension globale des stimuli. Toutefois, il nous semble que les capacités d’analyse perceptive de stimuli renvoient à des traitements qui revêtent un caractère explicite, liés à des opérations réfléchies de discrimination, de classification ou de catégorisation. Dans la tâche de copie ici proposée, les stimuli pourraient faire l’objet d’un traitement global qui serait plus implicite, le PEC pouvant être considéré comme une propriété émergente. Aussi, cette dernière s’établirait progressivement au cours du développement (le PEC devenant un attracteur de plus en plus puissant) avec notamment l’acquisition de connaissances conceptuelles relatives aux formes géométriques (Satlow & Newcombe, 1998), qui automatiserait le processus de reconnaissance. Les connaissances conceptuelles plus réduites des enfants les plus jeunes (certaines figures géométriques, telles que le losange ou le triangle, ne sont généralement pas connues ou familières des enfants de 5 ans) induiraient une mobilisation de leurs ressources attentionnelles pour l’extraction des formes élémentaires, empêchant l’appréhension holistique (encodage simultané des différentes parties) des stimuli. L’incidence de la saillance visuelle sur ce principe pourrait d’ailleurs s’expliquer par l’existence de cette propriété émergente. Nous revenons plus précisément sur ce point dans ce qui suit.

L’effet perturbateur de la saillance visuelle sur le PEC pourrait être interprété comme la conséquence d’un traitement des stimuli sur un mode séquentiel. L’enfant focaliserait son attention sur l’élément le plus saillant, sans prendre en compte les propriétés d’ensemble des dessins. Le traitement opéré porterait donc dans un premier temps sur une information locale. Il en résulterait une représentation « morcelée » des stimuli. Toutefois, dans l’hypothèse où lors de l’exploration des stimuli les sujets engageraient leur attention sur l’élément le plus saillant en faisant abstraction des autres parties des dessins présentés, on peut supposer qu’ils débuteraient leur exécution par celui-ci. Or ce n’est pas le cas. Nous nous sommes intéressés aux stratégies d’exécution qu’utilisaient les enfants lorsqu’ils n’adoptaient pas le PEC pour reproduire les dessins comportant une figure élémentaire plus saillante que les autres, et plus précisément à la position de cette dernière dans l’ordre de superposition des formes géométriques simples. Les procédés d’exécution non centripètes adoptés par les enfants dans cette expérience figurent en annexe 4. Dans la figure 18, est indiquée pour chaque groupe d’âge, chez les enfants recourant à une stratégie d’exécution non centipète, la fréquence d’usage de chacun des quatre procédés d’exécution suivant la position de la figure saillante : initiale (PI), secondaire (PS), tertiaire (PT) ou finale (PF).

Figure 18 : Fréquence d’usage des stratégies d’exécution non centripètes suivant la position de la forme la plus saillante (dessins de type B) dans l’ordre de superposition des figures géométriques élémentaires, en fonction de l’âge des enfants.
Figure 18 : Fréquence d’usage des stratégies d’exécution non centripètes suivant la position de la forme la plus saillante (dessins de type B) dans l’ordre de superposition des figures géométriques élémentaires, en fonction de l’âge des enfants.

Il ressort que, parmi les quatre stratégies d’exécution non centripètes selon la position de la forme la plus saillante dans l’ordre de superposition des figures géométriques élémentaires, la plus récurrente n’est pas la stratégie PI (qui est la deuxième stratégie la plus utilisée, celle-ci correspondant à environ 21% des procédés d’exécution non centripètes), mais la stratégie PF (cette stratégie représente à elle seule plus de 44% de ces mêmes procédés). Pourquoi la plupart des enfants commencent ou finissent l’exécution des dessins par la forme la plus saillante ? Nous formulons l’hypothèse que l’adoption d’un tel mode d’organisation serait lié à la présence de différences perceptives entre les formes élémentaires constitutives des stimuli explorés, la forme la plus saillante faisant l’objet d’une discrimination perceptive. Tout se passe comme si l’enfant procédait à une opération de catégorisation des formes géométriques simples composant chacun des dessins, organisant son exécution en fonction de critères de ressemblance entre les différentes figures élémentaires. Les formes les moins saillantes seraient réunies en raison de leur similarité et exécutées les unes après les autres, la figure la plus saillante, qui se distingue donc des autres formes, serait isolée.

Une raison pouvant expliquer pourquoi la saillance visuelle est susceptible d’être à l’origine de la catégorisation perceptive des informations locales (formes géométriques élémentaires) effectuée par les enfants résiderait à un niveau préattentif dans les conséquences de la difficulté d’inhibition des informations les plus saillantes. Cette dernière influerait à un niveau postperceptif sur l’analyse et la mise en œuvre d’une stratégie d’exécution. Le mode de traitement analytique des dessins explorés perturberait le PEC. Le traitement des stimuli comprendrait donc deux étapes distinctes, la première conditionnant la deuxième (Cook & Odom, 1992 ; Kemler Nelson, 1989 ; Smith, 1989). On peut en effet penser que le mode d’appréhension centripète constituerait une propriété émergente, configurale (Garner, 1974), caractéristique des propriétés visuo-spatiales des stimuli explorés (un emboîtement de formes élémentaires), et que la modification locale de la saillance visuelle au sein des dessins rendrait moins prégnante cette propriété émergente. La combinaison des dimensions ou traits des stimuli donnerait naissance à une propriété émergente perçue par le sujet comme qualitativement différente des propriétés constitutives ; la totalité ne serait alors pas égale à la somme des parties (Kemler Nelson, 1984 ; Lautrey, Bonthoux & Pacteau, 1996). Autrement dit, la perception holistique (à un niveau pouvant être préattentionnel) des dessins résulterait de l’utilisation d’une propriété émergente, qui disparaîtrait ou à laquelle les enfants deviendraient moins sensibles lorsque l’un des éléments serait plus saillant que les autres. L’annulation ou la diminution de cette propriété émergente conduirait les enfants à procéder (à un niveau postperceptif) à un traitement analytique des stimuli, pouvant se traduire par une opération de catégorisation perceptive des informations locales lorsque les différents éléments composant le dessin peuvent faire l’objet d’une classification sur au moins une dimension (ici la saillance visuelle). Ainsi, dans une première étape de traitement, préattentive (non consciente), seul l’élément le plus saillant du stimulus exploré serait encodé (celui-ci inhibant le traitement des parties moins saillantes ; ces dernières pourraient du reste être détectées, mais auraient un poids moindre en termes d’activation neurale), ce qui entraverait l’appréhension globale de ce dernier. Dans une deuxième étape, postperceptive (consciente, guidée par une activité de contrôle), tous les éléments du dessin seraient extraits et pris en compte, mais le stimulus serait traité de manière analytique, celui-ci étant décomposé en fonction des similitudes et différences entre les parties selon leur valeur sur la dimension de saillance visuelle. Les traitements perceptifs les plus précoces, pré-attentifs, auraient donc une incidence directe sur les traitements ultérieurs (analyse des stimuli et planification de l’action).

L’expérience qui suit vise précisément à déterminer si l’effet perturbateur de la saillance visuelle sur le PEC peut être ou non attribué à la sensibilité des enfants à des irrégularités perceptives qui les inciteraient à structurer les stimuli sur la base de similarités (ou de différences) perceptives entre les différentes parties (formes géométriques élémentaires) constitutives des dessins explorés.