1.3. Discussion

Les résultats enregistrés dans cette expérience confirment l’idée mise en avant dans d’autres recherches (Heller, 2002 ; Heller & al., 2002 ; Kennedy, 1993 ; Kennedy & Markas, 2000) selon laquelle l’expérience (ou l’imagerie) visuelle n’est pas un pré-requis dans le traitement d’informations spatiales. En effet, tout comme chez les enfants voyants, le PEC constitue la stratégie d’exécution dominante chez les enfants aveugles précoces, témoignant d’un mode d’analyse ou d’appréhension perceptive semblable chez ces deux groupes. Aussi, le processus de médiation visuelle (Klatzky et Lederman, 1987) pouvant être exploité par les enfants voyants, consistant à convertir les informations encodées haptiquement sous forme de représentations visuelles, ne semble pas conditionner le PEC. D’autres formats de stockage en mémoire pourraient s’avérer efficaces dans le traitement des informations figuratives et spatiales.

Toutefois, nous privilégions l’hypothèse selon laquelle le processus de médiation visuelle serait susceptible de favoriser le traitement haptique des stimuli explorés chez les enfants voyants, et pourrait donc contribuer à l’émergence du PEC. L’exploitation de représentations visuelles faciliterait la construction de représentations intégrant les propriétés visuo-spatiales des dessins. Les formes géométriques élémentaires pouvant de plus être connues des enfants, leur reconnaissance induirait une activation de traces mnésiques (correspondant aux représentations des formes stockées au sein de la MLT), qui rendrait plus aisée l’intégration en mémoire des informations encodées lors de l’exploration des stimuli. L’activation de représentations imagées stockées en MLT pourrait en outre s’associer à la récupération de connaissances lexicales (relativement au nom des différentes formes géométriques élémentaires), les informations encodées pouvant alors faire l’objet d’un codage verbal. Ce dernier serait enclin à faciliter l’intégration en mémoire des données visuo-spatiales (Baddeley, 1986, 1992 ; Paivio, 1986). Il serait à cet égard intéressant d’observer, dans une tâche semblable de reproduction haptique de dessins bi-dimensionnels, si le PEC serait aussi prégnant chez les enfants voyants par rapport aux enfants aveugles précoces dans la situation où les stimuli explorés seraient constitués de formes élémentaires emboîtées non familières (ce que nous ferons par la suite auprès d’enfants voyants).

Chez les enfants aveugles précoces, l’adoption du PEC serait davantage liée à la présence d’habiletés perceptives relatives à l’exploration manuelle de dessins bi-dimensionnels. Les compétences d’analyse haptique dont disposent les enfants aveugles précoces en raison de leur expérience concernant l’exercice de cette modalité leur permettraient une appréhension globale des stimuli, cette dernière favorisant l’émergence du PEC. Ainsi, alors que chez les enfants voyants aveuglés la mise en œuvre du PEC s’appuierait sur des mécanismes représentationnels ayant trait à l’intégration et au maintien des informations visuo-spatiales en mémoire, chez les enfants aveugles précoces, l’émergence de cette stratégie d’exécution reposerait plutôt sur des processus perceptifs relevant du mode d’appréhension des stimuli explorés. En outre, les habiletés haptiques des enfants aveugles précoces faciliteraient non seulement l’exploration des stimuli explorés, mais également celle des dessins exécutés. Or nous avons vu, dans l’expérience 1, que chez les enfants voyants, l’exécution des dessins sous contrôle haptique était susceptible de perturber l’émergence du PEC en raison d’une mobilisation accrue des ressources mnésiques du sujet. Aussi, les capacités mnésiques des enfants seraient d’autant plus mobilisées que leurs habiletés d’exploration haptique seraient limitées. La tâche mobiliserait donc beaucoup plus de capacités mnésiques chez les enfants voyants que chez les enfants aveugles précoces. Cependant, le processus de médiation visuelle pouvant être exploité par les enfants voyants aveuglés permettrait une économie substantielle des ressources cognitives du sujet, évitant une éventuelle surcharge mnésique. Ainsi, l’émergence du PEC serait sous-tendue par le processus de médiation visuelle chez les enfants voyants, favorisant l’intégration en mémoire des informations visuo-spatiales, alors qu’elle résiderait avant tout dans la capacité d’analyse haptique des stimuli chez les enfants aveugles précoces. En outre, tout comme les enfants voyants aveuglés, les enfants aveugles congénitaux pourraient recourir à un codage verbal des informations visuo-spatiales, la récupération des connaissances lexicales relatives aux différentes figures géométriques élémentaires dérivant cette fois de l’activation de représentations non pas visuelles, mais tactilo-kinesthésiques.

Les enfants amblyopes précoces disposeraient quant à eux d’habiletés d’exploration manuelle beaucoup moins importantes que celles des aveugles précoces (relevons à cet égard que seuls deux des neuf enfants amblyopes précoces pratiquent le braille, alors que huit des neuf enfants aveugles précoces sont braillistes). Ainsi, au même titre que les enfants voyants, ils présenteraient des capacités d’analyse haptique des stimuli beaucoup plus faibles que celles des enfants aveugles précoces. Par ailleurs, en raison de leur déficience visuelle, les représentations visuelles que pourraient exploiter ces sujets seraient altérées. Ils ne seraient pas en mesure de recourir aussi efficacement que les enfants voyants à la médiation visuelle. L’expérience visuelle des enfants voyants constituerait du reste une base de connaissances beaucoup plus fiable et opérationnelle que celle des enfants amblyopes précoces (du fait de la qualité supérieure des représentations visuelles des enfants voyants). Aussi, les représentations visuelles et tactilo-kinesthésiques des enfants amblyopes précoces seraient à leur âge encore trop imprécises (sous-spécifiées) pour permettre le recours efficace à un codage verbal des informations visuo-spatiales. Ces différences pourraient expliquer pourquoi le PEC s’avère moins prégnant chez les enfants amblyopes que chez les enfants voyants aveuglés et aveugles précoces.

Dans les deux expériences qui suivent, nous revenons sur le rôle du codage verbal ou propositionnel dans l’émergence du PEC. Nous nous intéressons aux représentations, imagées et/ou verbales, exploitées par les enfants au cours du développement, dans des tâches requérant ou non l’intégration et le maintien en mémoire des informations visuo-spatiales.