2. Les changements relatifs au format des représentations à travers le modèle développemental de Karmiloff-Smith

Comme nous l’avons souligné précédemment, les résultats de notre travail suggèrent que la mise en œuvre du PEC serait dépendante du (des) format(s) représentationnel(s) au(x)quel(s) les enfants peuvent recourir efficacement. L’adoption du PEC dans différentes tâches ou situations seraient notamment déterminées par la variété des types de représentations pouvant être exploités par les enfants au cours du développement. Dans cette optique, le modèle développemental de Karmiloff-Smith (1990, 1992, 1999) apparaît particulièrement pertinent pour rendre compte de la généralisation progressive du PEC au cours du développement à différents contextes expérimentaux, à partir de l’activation possible de représentations qualitativement différentes mais fonctionnellement équivalentes. Ainsi, une multiplicité de représentations distinctes pourrait répondre (output : le comportement observé) à un même input (informations en entrée). L’idée que nous mettons en avant ici est que l’accès à des représentations pouvant revêtir des formes diverses serait sous-tendu par le processus de redescription représentationnelle central dans la théorie de cet auteur. Cette conception dynamique est en outre en accord avec celle des modèles pluralistes du développement s’inscrivant dans une approche différentielle (Lautrey, 1989 ; 1995 ; Lautrey & Caroff, 1997, 1999). L’interaction (et la compétition) de processus vicariants (Reuchlin, 1985 ; 1999) pourrait constituer la source du développement cognitif.

Rappelons que le modèle de Karmiloff-Smith (1990, 1992, 1994, 1999), consacré initialement au domaine du langage, a été par la suite appliqué à d’autres domaines, tels que l’activité de dessin et la résolution de problèmes. Il se fonde sur l’hypothèse d’une modularisation graduelle par le biais d’un processus de redescription représentationnelle, qui rend compte de la manière dont les représentations des enfants deviennent progressivement plus flexibles et manipulables au cours du développement. Toutefois, nous défendons la position de Barlow, Jolley, White et Galbraith (2003) selon laquelle les changements développementaux visibles au niveau comportemental ne peuvent provenir uniquement d’un processus de redescription représentationnelle, mais résultent également de processus de traitement de l’information (en particulier les capacités de mémoire de travail et de panification de l’action). Karmiloff-Smith (1990, 1992, 1994, 1999) postule quatre niveaux sous-tendant le processus de redescription représentationnelle, en précisant que ce dernier peut être déclenché de manière endogène (spontanément) ou exogène (par exemple, par un apprentissage).

Au niveau implicite (I), les représentations sont stockées sous la forme de procédures ou de patterns d’actions répondant de manière automatique (implicite) à des inputs spécifiques. Celles-ci sont encapsulées, indépendantes. Si deux procédures ou patterns d’actions contiennent une même information (mais sous des formes différentes), le stockage de l’information en mémoire à long terme est double (un pour chaque procédure). Les diverses représentations construites ne sont pas reliées entre elles (l’inter-représentation n’est pas encore disponible).

Au niveau explicite 1 (E1), les représentations du niveau I, stabilisées en raison du succès procédural (répétition de feedbacks positifs), sont redécrites de façon plus générale (perte de détails). Elles sont, d’une part, plus simples et moins spécialisées et, d’autre part, plus flexibles au plan cognitif. Néanmoins, les représentations du niveau I demeurent intactes et peuvent être sollicitées dans des situations spécifiques demandant rapidité et efficience. Les représentations redécrites sont utilisées pour atteindre des objectifs qui requièrent une connaissance explicite. Au niveau E1, les représentations du niveau I sont définies de façon explicite, ce qui permet l’établissement de liens (interconnexions) entre les représentations contenant la même information sous des formes différentes (une même connaissance appartenant à deux procédures est stockée une seule fois en mémoire à long terme). Toutefois, les représentations de ce niveau ne sont pas accessibles à la conscience et ne peuvent faire l’objet d’un compte-rendu verbal.

Au niveau explicite 2 (E2), les connaissances représentées font l’objet d’un contrôle intentionnel, volontaire, mais ne sont toujours pas verbalisables. Les représentations sont donc accessibles à la conscience, mais sont stockées dans un code similaire aux représentations de type E1 à partir desquelles elles ont été redécrites.

Au niveau explicite 3, les connaissances sont recodées dans un format linguistique, inter-système, commun à toutes les représentations. Des connaissances apprises directement sous une forme linguistique peuvent être immédiatement stockées au niveau E3, sans pour autant être encore reliées à des représentations d’un autre format.

Ainsi, le produit final du processus de redescription représentationnelle est l’existence de multiples représentations pour une même connaissance. Selon Karmiloff-Smith, le développement cognitif ne suivrait pas un principe d’économie du système, ce dernier accumulant des connaissances redondantes, des représentations polymorphes d’informations de même contenu.

L’hypothèse de la diversification progressive du format de représentations contenant des informations identiques apparaît pertinente pour expliquer la stabilisation et la généralisation du PEC à différents contextes expérimentaux au cours du développement. Le caractère polymorphe des représentations expliquerait l’efficacité du traitement des données en entrée (input) dans des conditions variées quant au mode de présentation de ces dernières.

Ainsi, le traitement ou la représentation des informations visuo-spatiales dans la copie de dessins complexes composés de formes élémentaires s’appuierait sur des connaissances stockées dans la base de connaissances du sujet dans des formats différents selon la modalité d’exploration perceptive sollicitée. Dans le cas de l’exploration visuelle des stimuli, la reconnaissance des formes simples activerait de manière directe des représentations imagées. Dans la situation d’exploration haptique, l’enfant exploiterait des représentations tactilo-kinesthésiques ou motrices (connaissances de séquences de mouvements générés dans l’exploration ou le tracé de formes géométriques). Néanmoins, l’efficacité du traitement pourrait dépendre de la stabilité des représentations construites et de la force des liens unissant les représentations polymorphes d’une même connaissance. L’exploitation directe de représentations dans un format paticulier concernerait des connaissances acquises précocement, stabilisées et ancrées fortement par un processus de répétition. Le recours à une médiation, résidant dans la récupération indirecte d’une connaissance sous une première forme (représentation redécrite) suite à l’activation d’une représentation sous une deuxième forme, serait induit par la compétition entre les deux représentations interconnectées. En raison de sa plus grande stabilité, la représentation secondaire présenterait alors un niveau d’activation beaucoup plus élevé que la représentation première. Le recours au processus de médiation serait rendu possible par la formation de liens suffisamment forts entre des représentations de différents format nés de la multiplication d’expériences perceptives ou d’apprentissages. L’établissement de connexions inter-représentationnelles requièreraient un degré minimum de stabilité des représentations redécrites. La figure 28 illustre les différents circuits ou cheminements pouvant être empruntés dans le processus d’intégration des informations encodées dans différentes tâches ayant pour but l’exécution de dessins complexes composés de formes élémentaires.

Figure 28 : Les différentes voies (directes et indirectes) pouvant être empruntées dans le processus d’intégration des informations visuo-spatiales.
Figure 28 : Les différentes voies (directes et indirectes) pouvant être empruntées dans le processus d’intégration des informations visuo-spatiales.

Concernant l’exécution de dessins complexes composés de formes simples, au moins trois types de représentations peuvent intervenir dans le traitement des données selon la tâche ou le contexte expérimental. Les liens inter-représentationnels s’établiraient grâce au processus de redescription. Les représentations imagées seraient exploitées dans la reproduction visuelle des dessins. Les représentations motrices ou haptiques (tactilo-kinesthésiques) seraient activées lors de la reconnaissance haptique des formes. Celles-ci seraient en outre récupérées pour le tracé des formes élémentaires. Toutefois, dans leur fonction d’intégration des données visuo-spatiales, elles seraient relayées par les représentations imagées (médiation) en raison de la plus grande stabilité de ces dernières. En revanche, l’expérience haptique très développée des enfants aveugles précoces leur permettraient de recourir directement et de manière efficace aux représentations motrices. De même, en fonction du niveau de stabilité des représentations verbales ou propositionnelles et de la tâche à accomplir, ces dernières pourraient être exploitées de façon directe ou donner lieu à une médiation.

Nous mentionnons ici trois types de formats représentationnel (imagé, moteur et verbal) que peut revêtir une même information, mais n’excluons pas l’existence d’autres types de représentations stockées dans la base de connaissances du sujet. De plus, les représentations sensori-motrices (connaissances construites et stabilisées par l’expérience perceptivo-motrice) seraient disponibles plus précocement que les représentations abstraites (connaissances linguistiques acquises à partir d’apprentissages explicites).