« Je pense qu’à partir de ce qui se passe entre un homme et une femme, ou entre un père et un fils, on peut appréhender tout ce qui a lieu sur la terre. »
Philippe Garrel.
« Dans ton film, il y a un homme et des femmes autour de lui. Rien n’existe que l’espace toujours très raréfié entre deux personnes. Ce qui compte c’est l’espace circonscrit, c’est Georges de la Tour. Tout ton cinéma est fait sur la possibilité de créer un foyer dans tous les sens du terme. » 1 Ce commentaire de Serge Daney émis à propos de J’entends plus la guitare à l’occasion d’un dialogue avec Philippe Garrel n’aurait sans doute pas suffi à lui seul à déterminer l’objet de cette étude s’il ne convergeait de manière sensible avec d’autres, s’il ne participait pas d’un feu croisé. Colette Mazabrard, dans sa recension critique des Baisers de secours écrit ainsi de façon proche :
‘« Le sujet du film est moins dans la place occupée par les personnages à l’intérieur d’un milieu, le sujet du film est moins l’atmosphère, que ce qui prend place entre deux visages, que l’écoute de ce qui, dans de longs plans-séquences passent dans un mouvement, a lieu entre les personnages. Constamment, le film opère une matérialisation de l’espace qui sépare deux êtres. Et cette matérialisation offre un support, un repère à partir desquels les personnages peuvent se mouvoir, changer. Changer de place. » 2 ’De même, à l’occasion de la sortie de La Naissance de l’amour, Marc Cholodenko fait cette réponse nette à Marie-Anne Guérin qui l’interroge sur les raisons profondes qui lui font écrire des dialogues « strictement entre deux personnages » :
‘« C’est amusant, et c’est probablement dû au hasard de nos natures réciproques, il se trouve effectivement qu’aucun problème ne s’est posé là-dessus. Cela a toujours été de fait, comme ça… De toute manière, si vous regardez les films de Garrel c’est toujours entre deux personnages que ça se passe. » 3 ’En deçà des différences de perspective et d’accent que portent ces citations, se dessine bien une idée commune et partagée : les situations entre deux personnes constituent l’un des motifs visuels et dramatiques 4 privilégiés du cinéma de Philippe Garrel.
Loin de prendre le contre-pied du contenu de ces citations, mais sans se satisfaire de leur ton d’évidence, cette recherche entend revenir sur le constat commun et non concerté qu’elles formulent pour en faire le point de départ d’une exploration analytique. Elle le considère non comme un aboutissement mais comme une invitation répétée à aller voir directement ce qu’il en est de la prégnance des situations entre deux personnes dans le cinéma de Philippe Garrel et des enjeux qui leur sont attachés. Elle souhaite donc d’abord voir dans les situations entre deux personnes un objet problématique, considérant comme Jacques Aumont que « l’objet élémentaire de l’analyse n’est pas l’œuvre mais le problème. » 5 Cet objet problématique, on peut d’ores et déjà, par un article défini et des guillemets autant que par convention, venir le désigner d’une expression fixée en substantif : l’« entre deux personnes ».
Serge Daney et Philippe Garrel « Dialogue » in Cahiers du cinéma, Hors-série 1991, p. 63.
Colette Mazabrard, « L’Amour, le cinéma » in Cahiers du cinéma n° 424, octobre 1989, p. 26. La ponctuation et l’orthographe de la citation ont été scrupuleusement respectés.
Marie-Anne Guérin, « Entretien avec Marc Cholodenko » in Cahiers du cinéma n° 472, octobre 1993, p. 38.
Lorsque nous parlons dans cette étude de motif ou de situation dramatique, le terme dramatique est employé au sens « plat » adopté par Peter Szondi dans Théorie du drame moderne : « L’adjectif “dramatique” n’exprime ici aucune qualité […] mais signifie simplement “appartenant” au drame” […] ». Motif et situation dramatiques veulent donc seulement dire motif et situation participant du drame. Le sens plus émotionnel que l’adjectif dramatique a dans l’expression « intensité dramatique » ou la synonymie qu’il entretient avec des termes comme « pénible » et « triste » n’intervient pas en ces cas-là. Cf. Peter Szondi, Théorie du drame moderne, trad. fr., Lausanne, L’Âge d’homme, 1983, p. 11.
Jacques Aumont, À quoi pensent les films, Paris, Séguier, 1996, p. 150.