La quatrième période du cinéma de Philippe Garrel

 Cerner plus précisément les contours de cet objet et le type d’approche dont il va relever exige en premier lieu de préciser le terrain filmique sur lequel il sera envisagé, à savoir la quatrième période du cinéma de Philippe Garrel. À l’image de l’œuvre de certains peintres 6 , l’œuvre cinématographique de Philippe Garrel est divisée par lui-même en plusieurs « périodes » ou « époques » 7 . Les trois premières périodes, entièrement passées, sont simples à dater et délimiter : l’adolescence (1964-1968), des Enfants désaccordés (1964) au Révélateur (1968) ; les années-Nico (1968-1978), aussi considérées comme la période Underground du cinéaste, de La Cicatrice intérieure (1968) au Bleu des origines (1978) ; l’époque dite « narrative » (1979-1984), de L’Enfant secret (1979) à Elle a passé tant d’heures sous les sunlights (1984).

La quatrième période s’est ouverte en 1984 avec Les Baisers de secours. Une raison liée à sa genèse explique d’abord que ce film soit le site d’une nouvelle phase artistique. Pour la première fois, Philippe Garrel fait appel à un romancier, Marc Cholodenko, pour écrire les dialogues de son film et structurer les paroles de ses personnages. Mais ce recours à un « porte-parole » 8  ne constitue que la première étape d’une volonté de travail à plusieurs mains. Alors que dans les périodes précédentes, il assumait pour la réalisation de ses films le rôle d’un véritable homme-orchestre, réponse en acte à sa terreur d’être contaminé 9 , il avoue désormais un désir de faire du cinéma de manière « non-égotique » 10 . Philippe Garrel délègue de plus en plus, s’entoure de nombreux co-scénaristes, « laisse faire » 11 ses chefs-opérateurs au moment du tournage sans plus jamais regarder dans l’objectif. Depuis Les Baisers de secours, son œuvre est travaillée par un mouvement large et profond de dé-saisissement qui trouve son corollaire dans un mouvement de resserrement et de concentration sur ce qu’il avoue être aujourd’hui l’essentiel de ses préoccupations de metteur en scène : la direction d’acteurs 12 .

À suivre nombre de commentateurs, quatre films font sans conteste partie de cette quatrième période parce qu’ils constituent une « tétralogie » 13  : Les Baisers de secours (1988), J’entends plus la guitare (1990), La Naissance de l’amour (1993) et Le Cœur fantôme (1995). Francis Vanoye considère ainsi que ces quatre films « constituent un ensemble, en quelque sorte une série de films fondés sur la reprise et la variation de schèmes et de motifs intimistes : l’attachement amoureux, les trahisons sexuelles, la famille et le départ des pères, le travail artistique, etc. » 14 La sérialité, par le jeu de répétitions et de variations qu’elle instaure, fonde un continuum esthétique qui invite à réfléchir les films les uns par rapport aux autres et à les prendre en écharpe dans le mouvement d’une même recherche. D’où le présupposé de cette étude qui est de considérer les quatre films, par-delà et en deçà de leurs différences, comme participant d’une seule et même esthétique : l’esthétique de la quatrième période du cinéma de Philippe Garrel.

Sauvage innocence, le dernier opus à ce jour de Philippe Garrel, sorti sur les écrans français en décembre 2001, ne paraît pas devoir être intégré à la quatrième période. Ce film, confirmant qu’une des facettes de l’art cinématographique de Philippe Garrel est un « art du casting » 15 , fait en effet événement : alors que Philippe Garrel pouvait déclarer, après la réalisation de J’entends plus la guitare, « je ne sais pas encore tourner en observant les autres générations » 16 , le cinéaste a confié cette fois les rôles du couple central de son film à des comédiens encore dans la vingtaine, Julia Faure et Medhi Belhaj Kacem. Cette œuvre noire s’inscrit ainsi dans l’espace d’une possibilité qui semblait auparavant se refuser à Philippe Garrel : un effet de rupture avec les films précédents est ainsi créé qui clôt la quatrième période.

Faut-il, dans ces conditions, inscrire Le Vent de la nuit (1999), le film réalisé entre Le Cœur fantôme et Sauvage innocence, dans la quatrième période ? Son statut n’est pas sans poser question, comme en témoignent les commentaires contradictoires de Thierry Jousse. Si dans un premier temps il tient Le Vent de la nuit pour un « film-somme » qui « rassemble tout en un geste décisif » 17 et se donne à lire comme une sorte de parachèvement, il soutient plus tard qu’il marque « l’émergence d’un désir nouveau dans l’œuvre de Garrel, désir d’intensité, de stylisation, de concentration romanesque que Sauvage innocence poursuit avec un complexité supplémentaire. » 18 Benoît Jacquot résume l’ambiguïté : il voit dans Le Vent de la nuit un film « testamentaire », mais dont celui qui l’a rédigé n’aurait en tête que de tout recommencer 19 . Plutôt que de lever l’équivoque, cette étude entend au contraire la faire jouer : Le Vent de la nuit y sera considéré comme faisant partie intégrante de la quatrième période, mais en n’oubliant rien du statut un peu en marge qui est le sien.

Parce que chacun des commentaires liminaires de Colette Mazabrard, Serge Daney et Marc Cholodenko cités en tête de cette étude, porte sur l’un des films de la quatrième période du cinéma de Philippe Garrel, l’« entre deux personnes » sera donc envisagé au cours de cette étude dans le cadre circonscrit de la quatrième période, sur la base de l’analyse des cinq films qui la constituent. Cela ne signifie pas que cet objet lui soit exclusif et ne se retrouve pas dans les films précédents ou le film suivant. Mais il s’agit de restreindre de manière logique et cohérente le corpus d’analyse afin de procéder à une étude au plus près des films, quitte à s’autoriser tous les détours jugés nécessaires ou éclairants au cours de l’étude.

Notes
6.

Par exemple, et pour faire référence à un artiste qu’on rapproche souvent de Philippe Garrel, Jacques Derrida distingue deux périodes, deux « temps » dans l’œuvre picturale et graphique d’Antonin Artaud – même si c’est pour mieux mettre en évidence ensuite qu’un troisième temps brouille l’évidence de ce partage chronologique. Cf. Jacques Derrida, Artaud le Moma, Paris, Galilée, coll. « Écritures/Figures », 2002, pp. 55 et suivantes. Sur le rapprochement Artaud/Garrel, cf. Gilles Deleuze, L’Image-temps, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1985, p. 225.

7.

Thomas Lescure, Une caméra à la place du cœur, Aix en Provence, Admiranda/Institut de l’Image, 1992, p. 26.

8.

L’expression est de Thomas Lescure. Cf. op. cit., p. 201.

9.

« À l’époque de L’Enfant secret, je faisais souvent ce rêve qui j’ai noté dans le script du film : assistant, mêlé au public, à la projection d’un de mes films, je ne reconnaissais plus brusquement mes images, mon nom était encore au générique, mais une main inconnue avait opéré une substitution. “C’est votre peur d’être contaminé” m’avait dit un psychiatre. Il avait raison je crois. Je n’aurais pas supporté à ce moment-là de perdre le contrôle d’une partie non négligeable du film comme le dialogue […]. » Cf. Une caméra à la place du cœur, op. cit., p. 182. En outre, Philippe Garrel confesse volontiers qu’il souffre de « symptômes paranoïaques ». Cf. les propos qu’il tient dans le numéro de la série Cinéma de notre temps que Françoise Etchegaray a consacré au cinéaste, Philippe Garrel, artiste (1999).

10.

Charles Tesson et Serge Toubiana, « Au hasard de la rencontre, entretien avec Philippe Garrel » in Cahiers du cinéma n° 533, mars 1999, p. 36.

11.

Art. cit., p. 36.

12.

C’est un thème récurrent dans les entretiens de Philippe Garrel. Cf. notamment, Une caméra à la place du cœur, op. cit., p. 95 : « (La direction d’acteurs) est devenue l’essentiel pour moi à partir des années 80, alors que j’étais précédemment davantage occupé par le cadre. »

13.

Hilary Radner et Thierry Jousse emploient tous deux ce terme. Respectivement, Hilary Radner, « Un sujet masculin : le corps, la femme et la figurabilité dans le cinéma de Philippe Garrel » in Jacques Aumont (dir.), La Différence des sexes est-elle visible ?, Les hommes et les femmes au cinéma, Paris, Collège d’histoire de l’art cinématographique, Cinémathèque française, 2000, p. 275 et Thierry Jousse, « Garrel : là où la parole devient geste » in Jacques Aumont (dir.), L’Image et la parole, Paris, Collège d’histoire de l’art cinématographique, Cinémathèque française, 1999, p. 200. 

14.

Francis Vanoye, « Les Corps de l’auteur, Garrel et ses doubles » in Vertigo n° 15, 1996, p. 107.

15.

Certains participants du colloque « Garrel éternel » se sont accordés sur ce point, comme le rapporte Adrian Martin dans l’article qu’il a consacré à L’Enfant secret à la suite du colloque. Il écrit ainsi : « […] Garrel’s cinema is truly an art of casting ». Cf. Adrian Martin, « Garden of stone : Philippe Garrel’s L’Enfant secret » in Senses of cinema issue 15 (revue en ligne, www.sensesofcinema.com ). Dans la suite du texte, chaque fois qu’une référence d’article ne comporte pas de mention de page, l’article provient d’un site internet ( www.liberation.fr , par exemple), d’un CD-ROM (Encyclopedia Universalis) ou des archives informatiques de la Bifi.

16.

Thierry Jousse, « Propos rompus, entretien avec Philippe Garrel » in Cahiers du cinéma n° 447, septembre 1991, p. 35.

17.

Thierry Jousse, « Garrel : là où la parole devient geste », art. cit., p. 201. 

18.

Thierry Jousse, « Fatale attraction » in Cahiers du cinéma n° 563, décembre 2001, p. 21.

19.

Propos tenus sur Canal Plus avant la diffusion du Vent de la nuit.