« Entre deux personnes » : la co-présence

Même face à un corpus de films assez restreint, comment appréhender un objet comme l’« entre deux personnes » d’un point de vue analytique ? Car ne pas préciser a priori la nature des « personnes » qui constituent ce motif, c’est d’emblée courir le risque de le voir s’étoiler sous la diversité des manifestations qui sont susceptibles de l’actualiser. Mais c’est aussi prendre le parti de privilégier ce que peuvent avoir de commun toutes les situations entre deux personnes. C’est donc au départ se situer sur le terrain d’une certaine abstraction. On peut commencer par accuser ce trait de l’abstraction en réduisant l’« entre deux personnes » à son principe : être une situation structurelle déterminée par deux places ou positions occupées par des individus de toute nature, entretenant entre eux des rapports d’une grandes diversité (physiques, psychologiques, émotionnels, etc.). En ce sens, l’« entre deux personnes » est avant tout la détermination d’un lieu dramatique, si l’on entend par lieu « une configuration instantanée de positions » 20 , selon la conception que s’en fait Michel de Certeau. L’idée d’instantanéité dit ici le regard particulier et arbitraire qu’appelle le mouvement d’abstraction : l’« entre deux personnes » ne saurait à ce premier niveau être respecté dans son intégrité et sa « dynamique », mais suppose au contraire être figé en une structure, en un schéma décanté, squelette qui se retrouve dans toutes les situations « entre deux personnes », par delà leurs particularismes et différences.

Situer au départ l’« entre deux personnes » à ce niveau de généralité et d’abstraction a au moins le mérite de lever immédiatement un malentendu qu’une connaissance, même très partielle du cinéma de Philippe Garrel, pourrait susciter. L’« entre deux personnes » ne doit pas être compris ici comme un équivalent du couple amoureux, ou plus largement hétérosexuel, à savoir l’un des thèmes les plus traités par le cinéma de Garrel depuis son premier court-métrage, Les Enfants désaccordés. L’« entre deux personnes », tel que nous le comprenons, ce n’est pas le fait de vivre à deux, de faire sa vie à deux, de penser son existence à deux. L’« entre deux personnes » n’est pas un « être à deux ». Il s’agit d’une situation dramatique concrète, non d’un état sentimental ou psychologique. Mais plus précisément encore, l’« entre deux personnes » ne se réduit en aucune façon aux situations entre un homme et une femme (étant entendu que celles-ci ne sont pas forcément synonyme de la notion de couple), même si de fait la quatrième période du cinéma de Philippe Garrel les privilégie souvent, ne serait-ce que parce que l’amour, les joies mais surtout les interrogations, les incertitudes, les angoisses et les tourments qu’il entraîne est un thème structurant qui fait passer les films par de nombreux moments entre un homme et une femme.

Voir de manière abstraite dans l’« entre deux personnes » avant toute chose un lieu, c’est aussi considérer qu’il forme une unité qui peut s’appréhender dans son unicité. Or, en tant que situation incarnée, cette unité de l’« entre deux personnes » est ce qui invite à le lire moins comme l’ensemble de deux présences que comme la co-présence de deux individus en leurs rapports. C’est cette co-présence qui précisément fait objet, cet objet fût-il impossible à saisir en tant que matérialité – ce qui ne contredit en rien sa réalité. Une telle co-présence, Nicole Brenez la repérait comme un lieu en tension, fragile et mis en crise dans Liberté, la nuit (1983), la « série B » 21 de Philippe Garrel. Ainsi écrivait-elle 22 , pointant un certain nombre de formes d’ellipse que ce film invente à partir d’un type d’ellipse hérité par Philippe Garrel du cinéma de Robert Bresson : « Plans de situations inachevées, saynètes esquissées, image si brève qu’on ne l’identifie pas bien, passages au noir injectés à l’intérieur même des plans, cartons interrompant brusquement l’image, faux-raccords de position qui font de la co-présence de deux figures dans le champ une conquête difficile […]. » Sans aucunement préjuger de la difficulté ou non qu’il y aurait à conquérir la co-présence dans les films de la quatrième période, la remarque de Nicole Brenez vient ici en renfort de l’idée que la co-présence, ce qui a lieu au cours de cette co-présence, et la manière dont est donnée à voir cette co-présence peuvent constituer un problème analytique légitime dès lors que l’on s’intéresse à un pan du cinéma de Philippe Garrel.

Mais user du terme de présence, fût-ce dans la locution co-présence, n’est pas sans poser problème à propos d’un art de la représentation, c’est-à-dire de la présence indirecte et médiatisée comme l’est le cinéma. Comme l’écrit Jean-Luc Nancy 23 , la

‘« représentation est une présence présentée, exposée ou exhibée. Elle n’est donc pas la pure et simple présence : elle n’est justement pas l’immédiateté de l’être-posé-là, mais elle sort la présence de cette immédiateté, pour autant qu’elle la fait valoir en tant que telle ou telle présence. »’

C’est déjà l’idée que défendait avec fermeté Jacques Aumont dans son essai L’Image 24 , en critiquant les conceptions philosophiques et artistiques qui ont cherché à dégager et promouvoir dans les images la réalité d’une présence. Ne déniant pas une certaine efficacité à ces démarches qui pour lui relèvent du mythe 25 , il rappelle cependant que

‘« par construction, le dispositif photographique, le dispositif cinématographique, sont faits pour déléguer une effigie de la réalité. Vouloir y sentir une présence actuelle – même si, souvent, cela a accompagné d’importantes intuitions critiques – ne peut donc relever que du vœu pieux, du fantasme ou de la convention. Malgré leurs pouvoirs, entre autres celui d’enseigner à mieux voir, le cinéma ni la photo ne révèlent rien du monde, au sens littéral et ésotérique du mot. » 26

Employer le terme de co-présence à propos des films de la quatrième période du cinéma de Philippe Garrel ne saurait donc relever que d’un usage métaphorique du terme de présence, à visée pratique. Ce qu’il faut entendre ainsi par co-présence, c’est uniquement le fait que deux individus sont mutuellement en présence l’un de l’autre au cours d’un moment filmique.

Notes
20.

Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1994, p. 172.

21.

« Oui, c’est un peu ma série B », dit Philippe Garrel à propos de ce film. Cf. Une caméra à la place du cœur, op. cit., p. 136.

22.

Nicole Brenez, De la figure en général et du corps en particulier, L’Invention figurative au cinéma, Bruxelles, De Boeck Université, coll. « Arts et cinéma », 1998, p. 73.

23.

Jean-Luc Nancy, Au fond des images, Paris, Galilée, coll. « Écritures/Figures », 2003, p. 74. Souligné par l’auteur.

24.

Jacques Aumont, L’Image (1990), Paris, Nathan, coll. « Nathan Cinéma », 2001, pp. 212-214. Sur la notion de présence au cinéma, voir aussi l’article « Présence » in Jacques Aumont et Michel Marie, Dictionnaire théorique et critique du cinéma, Paris, Nathan, coll. « Analyse/théorie », 2001, p. 165.

25.

Jacques Aumont écrit : « Nous avons trop insisté […] sur la véritable intellectualisation qu’est la perception visuelle pour ne pas penser que l’idée qu’il puisse exister des rencontres “immédiates”, “spontanées” avec le visible, qui préexistent en quelque sorte au regard, est un mythe. » Cf. op. cit., p. 213.

26.

Ibid., p. 214.