Dans le cadre simultanément très général et circonscrit du cinéma de fiction, dans lequel se rangent les films de la quatrième période, la co-présence de deux personnes est une construction sémiotique et figurale, c’est-à-dire un fait de représentation. Avant tout, car c’est la co-présence de deux individus telle qu’elle apparaît et se donne à voir dans les films, dans son existence uniquement filmique, qui est d’abord constatée et appelle le regard analytique. La recherche qu’on va lire entend essentiellement se situer à ce niveau. La posture analytique adoptée se veut et se pense comme relevant de l’analyse de la réception, en situation d’extériorité face aux films achevés. C’est dire que dans l’expression « entre deux personnes » le terme de personne (ou de personnage, car nous emploierons indifféremment l’un ou l’autre terme) doit être compris moins comme un équivalent de la notion d’individu que de figure, qui ne saurait renvoyer à rien d’autre qu’aux effigies en images visibles et audibles à l’écran 27 . S’il nous arrivera d’invoquer la psychologie des personnages, s’il nous arrivera même d’émettre quelques conjectures sur leurs conceptions des choses et leurs pensées, ce sera donc toujours parce que le mouvement de nos analyses nous y aura conduit, à partir de ce que tout spectateur-analyste peut constater au préalable.
Une telle posture analytique nous paraît entrer en conformité avec la pétition de principe que formulait l’historien de l’art Otto Pächt :
‘« Grâce aux arts plastiques, il a été possible de donner une expression concrète à des choses, à des contenus, à des expériences qui n’auraient pas trouvé à se faire entendre dans d’autres domaines de la culture, ou qui auraient dû prendre une autre forme pour pouvoir être saisis. L’art doit donc être considéré et apprécié comme une affirmation sui generis […] et il faut accorder à la sphère des arts plastiques la plus complète autonomie. » 28 ’Accorder à la sphère des arts plastiques la plus complète autonomie, c’est bien se placer dans une appréhension directe des œuvres et des formes artistiques s’accompagnant d’un geste premier de rupture avec leurs déterminations extérieures. En ce sens, le texte est d’abord pensé ici en dehors de tout contexte. Si ces déterminations extérieures (comme le sont par exemple certaines conditions de tournage) viennent appuyer et confirmer ce qui apparaît après vision et analyse, il n’y a alors aucune raison pour ne pas les mentionner. Mais l’enjeu est bien d’abord ici de se placer, comme le défend Nicole Brenez, « du point de vue des questions [que les formes de l’art] posent, du point de vue des questions qu’elles créent. » 29 De la sorte, on comprendra que cette étude ne tiendra à peu près aucun compte du caractère autobiographique des films de la quatrième période, si ce n’est dans les rares moments où le problème filmique envisagé 30 ne nous paraîtra pas pouvoir se passer du savoir de l’autobiographie.
L’approche développée dans cette étude relève par conséquent de l’analyse esthétique 31 en ce qu’elle souhaite comprendre et « déployer les puissances propres » 32 des images des films de la quatrième période du cinéma de Philippe Garrel à travers l’étude des situations entre deux personnes que ces images matérialisent et expriment. C’est bien, en sa forme la plus concentrée, la conception que se fait Pierre Sorlin de l’approche esthétique : être « une attitude d’ouverture à la force de l’expression. » 33 Il ne faut donc pas chercher à le cacher mais au contraire le revendiquer : une attention scrupuleuse aux films, qui paraîtra peut-être parfois tatillonne, et une volonté de comprendre le fonctionnement et les enjeux des phénomènes cinématographiques envisagés seront donc les seuls vrais outils analytiques accompagnant une démarche qui, plus que tout, entend se tenir à distance de toute grille de lecture. Pierre Sorlin écrit, à juste titre, que « toute confrontation entre un observateur et un produit de l’industrie humaine revêt un caractère unique. » 34 Il ne saurait s’agir pour nous de nier ce caractère unique. Il s’agit bien au contraire d’en faire l’espace heuristique dans lequel notre recherche se déploie.
Précisons aussi pour lever une ambiguïté possible, que le terme de « personne » n’entretient ici aucun rapport, tout au moins voulu, avec ce que le concept recouvre dans la pensée personnaliste.
Otto Pächt, Questions de méthode en histoire de l’art (1977), trad. fr., Paris, Macula, 1994, p. 163.
Nicole Brenez, op. cit., p. 11.
Cf. en particulier Chapitre VI.
Nous préférons qualifier d’analyse esthétique l’approche que nous développons dans cette étude plutôt qu’analyse figurale parce que cette expression nous paraît trop restrictive et ne s’accorde que pour partie à la perspective de notre étude (par exemple, les questions de narration que nous étudions dans le chapitre IV ne relèvent pas de l’analyse figurale, mais trouvent légitimement à s’intégrer dans une perspective esthétique). Cette étude, si elle accorde une place importante aux phénomènes figuraux, entend être attentive à tous les éléments de nature esthétique. On remarquera au passage – signe peut-être que la notion d’analyse figurale est un peu « étroite » – que Nicole Brenez emploie indifféremment les expressions « analyses figurative », « analyse figurale » et « analyse esthétique ». Ainsi, alors que dans la préface de son ouvrage De la figure en général et du corps en particulier, elle a pour projet de définir dans ses grandes lignes la spécificité de l’approche figurale des films, elle finit par écrire : « Sans pour autant rien oublier ni négliger des discours déterministes, c’est ici que l’analyse esthétique, dans ce qui la singularise, commence : elle ne ramène pas l’œuvre à ses déterminants ni ne rabat le travail artistique sur l’idée d’efficace historique, qui hante secrètement les procédures d’enquête qu’on peut dire “objectivantes”. » Cf. op. cit.,pp. 9 et suivantes. Nous soulignons uniquement l’expression « analyse esthétique ».
Ibid., p. 11.
Pierre Sorlin, Esthétiques de l’audiovisuel, Paris, Nathan, coll. « Fac. cinéma », 1992, p. 13.
Op. cit., p. 210.