Il est un domaine de la recherche en sciences humaines qui prend pour point de départ et support de sa recherche et de sa réflexion la simple co-présence de deux individus, c’est la microsociologie et en particulier la microsociologie d’Erving Goffman ou d’inspiration goffmanienne. Erving Goffman l’énonce explicitement en ouverture de son ouvrage Les Rites d’interaction : son objet d’étude est « cette classe d’événements qui ont lieu lors d’une présence conjointe et en vertu de cette présence conjointe. » 35 Les événements auxquels Erving Goffman fait ici référence, ce sont les interactions humaines en société qui ouvrent à l’analyse de la sociabilité et auxquelles le microsociologue a consacré l’essentiel de son œuvre, en particulier cette véritable bible de la microsociologie qu’est La Mise en scène de la vie quotidienne 36 . Or, s’il est intéressant de mentionner l’importance que revêt pour la microsociologie les situations de co-présence, c’est que le matériau analytique sur lequel elle s’appuie pour l’analyse des interactions ne diffère en rien dans le principe (alors même que la perspective poursuivie et le terrain conceptuel sont tout à fait différents) de celui auquel se retrouve confronté tout analyste qui prend pour objet d’étude une situation de co-présence. Erving Goffman peut en effet affirmer que le « matériel comportemental ultime » lorsqu’il s’agit d’analyser les interactions humaines « est fait des regards, des gestes, des postures et des énoncés verbaux que chacun ne cesse d’injecter, intentionnellement ou non, dans la situation où il se trouve. » 37 Il en va bien de même pour le spectateur d’une situation entre deux personnes cinématographiées : en tant que situation incarnée la co-présence est avant tout celle de deux corps parlant en mouvement, qui entrent en interaction. L’« entre deux personnes » est une configuration mouvante et évolutive, dynamisée par les postures, les déplacements, les agissements et les paroles des personnes en co-présence. Avec la manière dont les situations entre deux personnes sont filmées et montrées au spectateur, il s’agit là du matériel essentiel pour une analyse en situation de réception.
Outre ce que les personnages se disent, notre analyse esthétique se donne donc en majeure partie pour champ d’investigation les éléments qui relèvent du domaine et de la compétence de la mise en scène dans les films de la quatrième période. Qu’entendre, en effet, par mise en scène ? Répondre est incommode et les définitions fusent sans se recouper. Suzanne Liandrat-Guigues et Jean-Louis Leutrat, s’ils posent frontalement la question « qu’est-ce que mettre en scène ? », étoilent ensuite leur réponse dans une compilation de références qui vont de Michel Mourlet à Serge Daney. Loin d’être éclairant, un tel procédé a au moins le mérite de laisser entendre qu’un consensus sur la mise en scène pourrait bien être introuvable. Le sort de ce concept ne saurait donc être réglé ni dans le cadre de cette introduction, ni même dans celui de cette étude. Mais parmi les conceptions de la mise en scène que Suzanne Liandrat-Guigues et Jean-Louis Leutrat résument, celle de Raymond Bellour paraît précieuse par sa concision et sa précision, mais aussi parce qu’elle demeure assez large et peut correspondre à des esthétiques de natures diverses. Pour Raymond Bellour, la mise en scène dans sa définition serrée 38 tient « essentiellement à un mode d’élaboration des rapports de corps et de plans, dans le plan et entre les plans, donc dans l’espace et dans le temps, entendus comme espace et temps de la fiction. » 39 Cette conception donne à comprendre que la mise en scène réside essentiellement dans la création et la gestion de rapports et de relations : relations entre les personnages, entre les personnages et l’espace, entre les plans d’un film. C’est pour partie la conclusion à laquelle aboutissent Suzanne Liandrat-Guigues et Jean-Louis Leutrat lorsqu’ils affirment que le « grand art de la mise en scène est celui des distances entre les êtres, ou entre les êtres et les objets. » 40 Une telle conception de la mise en scène concerne donc très directement l’« entre deux personnes ». La mise en co-présence de deux individus relève par essence d’une opération pensée de mise en scène si celle-ci consiste en grande partie à créer et gérer des rapports entre des personnages. On ajoutera seulement que le type de relation qui s’établit entre une caméra et l’objet filmé nous paraît elle aussi relever du domaine de la mise en scène 41 et on verra s’étendre devant soi l’arène dans laquelle nous avons situé la majeure partie de nos analyses.
Philippe Garrel déclarait dans un entretien 42 avec Thierry Jousse à l’occasion des Baisers de secours :
‘« […] Plus on vit, moins on a besoin de mettre en scène et, en même temps, plus on se dissout, plus on rejoint son projet initial, la mise en scène. […] La mise en scène m’importe comme projet sur une vie entière. »’De tels propos disent que l’essence du travail de cinéaste pour Philippe Garrel réside dans la mise en scène et ne peuvent que venir donner une dernière légitimité au fait de l’avoir élue comme terrain d’étude essentiel concernant les situations entre deux personnes. On ne saurait cependant oublier que les films de la quatrième période sont des films narratifs. Parce qu’il a souvent été souligné par la critique que la quatrième période entérinait un retour à la forme du récit dans l’œuvre de Philippe Garrel, notre exploration analytique a naturellement été amenée à interroger l’architecture narrative des cinq films de la période. Or, on le verra, le résultat de cette interrogation trouvera tout son sens à figurer dans cette étude parce que les situations entre deux personnes jouent un rôle prépondérant au sein de cette architecture narrative, dès lors qu’on prend soin en première instance d’en revenir au principe à la base de toute narration.
Erving Goffman, Les Rites d’interaction, trad. fr., Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1974, p. 7. Le traducteur de Goffman n’use pas du terme de co-présence. Mais Isaac Joseph, dans Erving Goffman et la microsociologie, emploie la locution co-présence pour traduire la situation de « présence conjointe » qu’Erving Goffman prend pour point de départ. Cf. Isaac Joseph, Erving Goffman et la microsociologie, Paris, PUF, coll. « Philosophies », 1998, p. 124. Isaac Joseph souligne aussi en parlant des travaux de Goffman : « Cette micro-écologie qui explore l’espace public en tant qu’il est désaffecté se donne très peu de moyen [dont le premier est] un territoire ou une situation de co-présence […]. » Cf. Isaac Joseph, Le Passant considérable, Essai sur la dispersion de l’espace public, Paris, La Librairie des Méridiens, coll. « Sociologie des formes », 1984, p. 72. Souligné par l’auteur.
Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, 1. La présentation de soi et 2. Les relations en public, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1973.
Erving Goffman, Les Rites d’interaction, op. cit., p. 7.
Raymond Bellour propose en effet au préalable une première définition de la mise en scène, très large et dont le contenu est finalement… non spécifique à la mise en scène : « Il y a d’abord celle qui tient au fait même d’organiser entre eux des scènes et des plans, quels qu’ils soient et surtout quelle que soit la manière de le faire : “mise en scène” vise alors le tout du cinéma. […] Cette première mise en scène peut être dotée d’autres noms, […] “ mise en scène” n’est jamais qu’un de ces noms. » Cf. Raymond Bellour, « Figures aux allures de plans » in Jacques Aumont (dir.), La Mise en scène, Bruxelles, De Boeck Université, coll. « Arts et cinéma », 2000, p. 110.
Op. cit., p. 72.
Op. cit., p. 74.
C’est bien ce que sous entend Antoine de Baecque quand il définit de cette manière la mise en scène, à partir de propositions avancées par Éric Rohmer au temps où il était critique aux Cahiers du cinéma : « l’enregistrement de la mise en relation de corps dans un espace ». Intégrer la dimension de l’enregistrement à la définition de la mise en scène, c’est présupposer que le rapport caméra/objet filmé est lui aussi un élément de la mise en scène. Cf. Antoine de Baecque, Les Cahiers du cinéma, Histoire d’une revue, Tome 1, Paris, Cahiers du cinéma, 1991, p. 157.
Thierry Jousse, « Le Refus du drame, entretien avec Philippe Garrel » in Cahiers du cinéma n° 424, octobre 1989, p. 28.