Au cœur de l’« entre deux personnes » : l’entre-deux comme coupure-lien

Pourquoi forger un néologisme en substantivant l’expression « entre deux personnes », dont nous avons bien conscience qu’il est un peu lourd, quand le terme de duo ou celui de « dyade », employé par les microsociologues 43 , auraient pu a priori aussi bien convenir ? La première raison, qui n’est pas la moins importante, est de permettre de rappeler immédiatement l’origine de notre réflexion que sont les trois citations données en ouverture : la coïncidence avec laquelle les trois auteurs évoquent un même motif, à peu de chose près dans les mêmes termes (et c’est bien ce qui nous frappa !), nous a semblé assez forte et insistante pour que nous continuions à l’employer à notre tour. Mais parler d’« entre deux personnes » plutôt que de duo, c’est surtout faire résonner dans le nom même qui sert à la désigner la dimension de l’entre-deux qui agit au cœur d’une situation de co-présence entre deux personnes. Parce qu’il y a co-présence, c’est en effet un entre-deux qui est sécrété. C’est bien déjà ce que pouvait suggérer à sa manière Youssef Ishaghpour, à propos de Liberté, la nuit, en liant co-présence et entre-deux : le « plan rapproché détache un fragment dans l’espace et dans le récit, pour produire un fragment de temps interne : douleur, souffrance, larmes silencieuses, attente ou bien co-présence des personnages, de “l’entre-deux” […]. » 44

Prendre pour objet d’étude les situations entre deux personnes dans les films de la quatrième période, c’est donc aussi être amené à réfléchir et à analyser le motif de l’« entre deux personnes » sous l’angle de l’entre-deux. Mais que faut-il entendre exactement par entre-deux, expression plutôt floue, passe-partout et d’ailleurs assez rebattue ? On sent bien qu’on peut lui faire dire à peu près n’importe quoi si l’on ne prend pas le temps d’en préciser le sens autant que le statut heuristique. Daniel Sibony, à la fois psychanalyste, mathématicien et philosophe, a consacré un ouvrage 45 à la notion d’entre-deux après avoir pris conscience que la dynamique de l’entre-deux était à l’œuvre dans des phénomènes aussi variés que ce qu’il nomme « l’entre-deux-femmes » 46 , le voyage, l’image ou, reprenant une expression à Jacques Lacan, « l’entre-deux-morts » 47 . Daniel Sibony accorde d’ailleurs un statut tout à fait majeur à l’entre-deux dans le champ des activités et des expériences humaines puisqu’il en vient à affirmer que « toutes nos situations cruciales sont sous-tendues par une position d’entre-deux […]. » 48

Deux raisons essentielles rendent tout particulièrement intéressante pour notre étude la démarche de Daniel Sibony et la conception qu’il se fait de l’entre-deux, que nous ferons nôtre. La première tient au fait que l’entre-deux, en raison de l’extraordinaire diversité des situations dans lesquelles il apparaît, n’est pas théorisé comme un concept mais comme un « opérateur » : opérateur d’analyses aussi bien que de pensée 49 . D’une certaine manière, il s’agit moins pour Daniel Sibony de penser l’entre-deux que de penser à partir de l’opérateur entre-deux certaines des principales situations où la dynamique de l’entre-deux agit. Pour autant, Daniel Sibony prend soin de préciser l’acception qu’il se fait de cet opérateur et c’est la deuxième raison pour laquelle sa démarche paraît précieuse. Qu’est-ce, en effet, que l’entre-deux pour Daniel Sibony ? Il ne cesse d’y insister dans son ouvrage :

‘« L’entre-deux est une forme de coupure-lien entre deux termes, à ceci près que l’espace de la coupure et celui du lien sont plus vastes qu’on ne le croit ; et que chacune des deux entités a toujours partie liée avec l’autre. Il n’y a pas de no man’s land entre les deux, il n’y a pas un seul bord qui départage, il y a deux bords mais qui se touchent ou qui sont tels que des flux circulent entre eux. » 50

En apparaissant dans des situations où sont mis en rapport des termes différents et irréductibles l’un à l’autre, l’entre-deux selon Daniel Sibony concentre, en un maillage indémêlable, à la fois tout ce qui lie mais aussi tout ce qui disjoint les deux termes. Nécessairement lien, puisqu’il y a mise en relation, l’entre-deux n’en est pas moins tout autant coupure, parce qu’il n’y a pas fusion des deux termes en co-présence. Plus encore, à lire Daniel Sibony, le partage est à peu près impossible entre ce qui relève du lien ou de la coupure, parce que c’est la coupure qui permet le lien, comme c’est le lien qui rend sensible la coupure : la « séparation inhérente à l’entre-deux agit dans chacune des parties […] : les deux parties, liées du fait de la coupure qui les sépare, ne forment pas un tout (encore moins sont-elles le tout) quand elles sont réunies. » 51 L’entre-deux, objet théorique complexe, invite donc à penser ensemble lien et coupure, sans qu’il y ait à privilégier l’une ou l’autre face. Il va de soi cependant que, sur le plan pratique et au cours de l’exposé d’une analyse, il peut être nécessaire de faire porter l’accent pour un temps sur la dimension du lien plutôt que sur celle de la coupure et inversement. Mais réfléchir une situation en terme d’entre-deux, c’est être invité, pour ne pas dire obligé, à examiner en définitive comment lien et coupure fraient inlassablement ensemble.

Parce que les situations entre deux personnes dans les films de la quatrième période du cinéma de Philippe Garrel sont des situations d’entre-deux, elles seront donc aussi envisagées, en bien des moments de l’étude, sous cet angle de la coupure-lien. Or, on est d’autant plus enclin à s’engouffrer dans cette voie quand on s’intéresse à des situations entre deux personnes cinématographiées parce que la dimension du lien et celle de la coupure sont de prime importance lorsqu’il est question de mise en scène au cinéma. C’est ainsi que Nicole Brenez défend l’idée que « le cinéma représente une investigation d’ensemble sur le lien, le rapport, la relation. » 52 Une telle proposition n’a d’ailleurs, comme elle le dit, « rien de particulièrement audacieux et se vérifie à chaque analyse. » 53 Mettre des individus en co-présence, mais aussi créer entre eux des relations grâce aux mouvements de caméra ou par le montage des plans, revient en effet à créer des liens spécifiques que l’analyse a pour tache de repérer et mettre en relief. À l’inverse, d’une manière qui n’est en rien contradictoire mais complémentaire, Pascal Bonitzer soutient, en une formule devenue fameuse, que « toutes les querelles théoriques du cinéma se résument à la question : où faire passer la coupure ? » 54 En même temps qu’une question théorique, il s’agit d’un problème esthétique auquel chaque plan, chaque cadrage, chaque choix de mise en scène apporte ponctuellement sa solution. Approcher plus ou moins deux corps, mais aussi filmer un seul ou deux de ces corps, revient bien, en effet, à faire sentir au spectateur la dimension d’une plus ou moins grande coupure entre les deux corps.

Le cinéma est ainsi un art particulièrement à même de sécréter, grâce à la mise en scène, des effets de coupure-lien. Par conséquent, le point qu’il nous semble important de souligner, et qui forme l’un des postulats essentiels de notre étude, est que le cinéma possède les moyens de traduire et de représenter de manière visuelle et concrète la dynamique de l’entre-deux qui agit au cœur même des situations entre deux personnes. Cela se vérifiera-t-il en ce qui concerne l’« entre deux personnes » dans les films de la quatrième période du cinéma de Philippe Garrel ? C’est précisément ce que nombre de nos analyses auront à mettre en évidence.

Notes
43.

Cf. Isaac Joseph, Le Passant considérable, op. cit., p. 48.

44.

Youssef Ishaghpour, Cinéma contemporain, De l’autre côté du miroir, Paris, Éditions de la Différence, 1986, p. 237.

45.

Daniel Sibony, Entre-deux, l’origine en partage, Paris, Seuil, coll. « Points essais », 1991.

46.

Les nombreux néologismes que forge Daniel Sibony dans son ouvrage à partir du terme entre-deux nous ont aussi convaincu de la validité qu’il pouvait y avoir à substantiver l’expression « entre deux personnes ».

47.

On pourra sur ce point se reporter à sa préface de l’ouvrage collectif Entre-deux-morts. Cf. Juliette Vion-Dury (dir.), Entre-deux-morts, Limoges, Pulim, 2000, pp. 3-5.

48.

Op. cit., p. 15.

49.

« Mais jamais l’idée d’entre-deux ne s’était imposée à moi comme opérateur précieux et efficace pour aborder des phénomènes aussi variés. […] C’est tout récemment, et sans le faire exprès, qu’en me retournant j’ai vu cette dynamique de l’entre-deux à l’œuvre dans tout cela. J’ai donc fait travailler cette dynamique, cet opérateur de l’entre-deux […]. » Cf. op. cit., p. 12.

50.

Ibid., p. 11.

51.

Ibid., p. 17.

52.

Nicole Brenez, De la figure en général et du corps en particulier, op. cit., p. 12.

53.

Ibid., p. 12.

54.

Pascal Bonitzer, Le Champ aveugle, essais sur le réalisme au cinéma (1982), Paris, Cahiers du cinéma, coll. « Petite bibliothèque des cahiers du cinéma », 1999, p. 16. Souligné par l’auteur. Pascal Bonitzer poursuit ainsi : « Entre quels plans ? Entre quelles parties du corps ? du décor ? du ruban filmique ? »