Composition de l’étude

Sur la base de la posture méthodologique et des parti pris analytiques que nous venons d’exposer, l’étude qu’on va lire est divisée en huit chapitres. Chacun de ces chapitres possède une certaine part d’autonomie par rapport aux autres, tout en s’inscrivant dans la continuité et le prolongement d’une même démarche. Chaque chapitre aborde en effet une facette particulière de l’objet « entre deux personnes » et relève chaque fois d’une sous-problématique esthétique qui lui est propre. Nous n’avons donc pas opéré un regroupement de ces chapitres en grandes parties, comme cela se pratique le plus souvent dans une thèse de doctorat. Il s’agit d’un choix délibéré et qui s’est imposé très tôt au cours de la mise en place de cette recherche, en raison de la nature de notre objet d’étude et du type de travail que nous entendons mener sur lui. En effet, notre étude ne vise pas à faire système, ni même à produire une synthèse sur le rôle de l’« entre deux personnes » dans les films de la quatrième période, pour la raison que le cinéma de Philippe Garrel, qui ménage depuis longtemps une place à l’inachèvement 55 , nous paraît entrer en dissonance avec tout esprit de clôture. Il s’agit, au contraire, de sonder en différents points un ensemble de cinq films afin de mettre au jour les principales lignes de forces attachées à la représentation des situations entre deux personnes et à la place qu’elles occupent dans cet ensemble esthétique. Cependant, et il convient d’insister sur ce point, une progression logique sous-tend l’ordre dans lequel les chapitres se suivent. Il forme l’épine dorsale du texte. Cet ordre est celui d’un rapprochement toujours plus prononcé vis-à-vis du motif de l’« entre deux personnes », comme si mutatis mutandis l’étude était animée d’un mouvement de travelling-avant. Nous nous en expliquons plus en détail ci-après, dans l’exposé du projet analytique que porte chaque chapitre.

En abordant sous un angle qui lui est propre l’« entre deux personnes », chacun des chapitres, on s’en apercevra vite, cherche à promouvoir en vue de leur analyse des phénomènes qui le plus souvent concernent bien plus d’une situation entre deux personnes. Il est utopique en effet de vouloir s’en tenir de manière jusqu’au-boutiste à ce « pari sur l’exceptionnel » qui devrait faire pourtant, selon Pierre Sorlin, la spécificité de l’approche esthétique 56 , dès lors qu’on s’intéresse à un motif qui revient avec récurrence au sein d’une œuvre. Ce serait se condamner à errer sans fin dans une recherche de l’unique et du particulier, à ne plus vouloir voir que du différent en rejetant toujours le même, jusqu’à ne plus pouvoir faire autre chose que de sauter de problème en problème. Ce serait surtout se refuser à voir les récurrences qui pourtant s’imposent bien souvent à la vue. Ce qui, on l’admettra sans peine, pose pour le moins question. De nature esthétique, cette recherche comporte donc aussi une dimension stylistique, si le terme de stylistique désigne « ce type d’analyse attaché à des valeurs moyennes », c’est-à-dire à l’étude de « l’ensemble des expressions, des figures de style, des images qui se retrouvent dans plusieurs réalisations […] en récapitulant ce qui appartient à tous. » 57 On verra d’ailleurs, dans plus d’un chapitre, qu’il nous a souvent fallu prendre le temps d’exposer le moyen par lequel, sous l’ampleur des différences, pouvait être dégagé un point constant qui permette aux analyses de s’amorcer.

En méthode, il conviendra dans le premier chapitre (Relief de l’« entre deux personnes ») de fonder de manière analytique le constat intuitif de Serge Daney, de Colette Mazabrard et Marc Cholodenko tout en l’étendant à l’ensemble des films de la quatrième période. On verra vite (mais comment pourrait-il en être autrement ?) que l’« entre deux personnes » possède en effet un statut prépondérant dans les cinq films, en raison d’une série de points saillants stylistiques qui contribuent à donner un relief singulier aux situations entre deux personnes.

Le second chapitre (Construire la co-présence) prendra le parti de s’intéresser directement au point commun à toutes les situations dramatiques entre deux personnes : la co-présence, préalable nécessaire à toutes les formes d’interaction. Mais comment la co-présence peut-elle, en elle-même et en deçà des interactions dont elle constitue le socle, solliciter le regard analytique ? En possédant la vertu de devenir l’objet d’un enjeu dans les films de la quatrième période, en devenant très souvent le résultat d’un processus de construction de nature symbolique. De là vient que ce chapitre constitue le second temps de l’étude : parce qu’il s’intéresse en grande partie au motif de l’« entre deux personnes » avant qu’il ne soit constitué, ce chapitre précède logiquement ceux qui s’intéressent au motif une fois construit. Ce sont donc les processus de construction de la co-présence qui seront analysés dans ce chapitre, avant que ne soient examinées les raisons supposées pour lesquelles Philippe Garrel met en scène ces moments de construction. On verra alors que les scènes de rencontres amoureuses, événements dramatiques cruciaux des films de la quatrième période toujours façonnés sur le même modèle, concentrent et synthétisent les conclusions antérieures.

Avant de rentrer dans la matière même des situations entre deux personnes, il convenait, dans un mouvement logique de rapprochement, d’aborder le motif de l’« entre deux personnes » le plus en extériorité possible, en s’intéressant moins directement à lui qu’à la manière dont il est donné à voir aux spectateurs, puis au rôle qu’il joue dans l’économie narrative des films de la quatrième période. Le troisième chapitre (Donner à voir l’« entre deux personnes ») se posera donc la question des choix de monstration opérés par Philippe Garrel lorsqu’il s’agit pour lui de donner à voir une situation entre deux personnes. Au milieu de la grande diversité de ces choix, il apparaîtra que la relation entre la caméra et la situation dramatique mise en scène gagne à être envisagée sur un mode que l’on qualifiera de problématique. C’est ainsi que deux grands niveaux de problèmes seront envisagés, dans un travail analytique qui ne pourra être valide et fécond que s’il se tient au plus près des phénomènes filmiques considérés. Le quatrième chapitre (D’un « entre deux personnes » à l’autre), quant à lui, s’intéressera en premier lieu à l’économie narrative des films de la quatrième période et à l’importance des « entre deux personnes » au sein de cette économie. On n’aurait pourtant rien dit de la spécificité de la narration garrelienne, si l’on n’avait pas envisagé le rapport étroit et hiérarchisé qu’elle entretient avec la figurabilité dans les films de la quatrième période « au profit » de cette dernière. C’est ce à quoi s’attachera dans un second temps ce chapitre, avant d’analyser un pan crucial de la quatrième période du cinéma de Philippe Garrel concernant les « entre deux personnes » : la première partie de J’entends plus la guitare.

Avec le cinquième chapitre (« Entre deux corps »), l’étude entre plus directement dans la chair des situations entre deux personnes en les envisageant spécifiquement comme des « entre deux corps ». En prenant au sérieux l’importance que le corps a toujours eu dans le cinéma de Philippe Garrel, en posant comme un présupposé la capacité du corps à se faire « langage » ou « écriture », parfois par les seules « mises en rapport morphologique » ainsi que nous les nommerons, ce pan de l’étude réduira donc les personnages à leur corps pour chercher à comprendre ce que les « entre deux corps » expriment dès lors que l’on se fait attentif à leur « rhétorique ».

Comme si le travelling-avant de l’étude se mettait à voir les situations entre deux personnes en gros plan et parce que les choix de monstration amènent très souvent le spectateur à ne connaître d’une situation entre deux personnes que les deux visages en co-présence, la dimension de l’« entre deux visages » méritait à elle seule de constituer un chapitre entier de cette étude. Le sixième chapitre (« Entre deux visages ») lui sera donc entièrement consacré. Il nous permettra de montrer de quelle manière Philippe Garrel parvient à transformer en certaines occurrences une situation entre deux personnes en « lieu d’un regard sur un regard », avant de rencontrer une configuration filmique parmi les plus spécifiques de l’économie figurative des films de la quatrième période : celle du « double portrait ».

Autant certains films d’avant la quatrième période de son cinéma pouvaient être entièrement muets ou silencieux – Les Hautes solitudes (1974), Athanor (1972) –, autant les films de la quatrième période ménagent une place importante à la parole et à la forme dialoguée. En conformité avec le mouvement de rapprochement de l’étude, après l’« entre deux visages », il fallait donc s’intéresser à ce qui a pour site d’émergence le visage : la parole. C’eut été d’ailleurs passer à côté de ce qui représente l’une des caractéristiques fondatrices de la quatrième période, à savoir le travail en collaboration étroite avec des co-scénaristes qui sont avant tout des dialoguistes (Marc Cholodenko, mais aussi Noémie Lvovsky, Arlette Langmann, etc.), que de ne pas envisager la dimension des échanges de paroles dans les films qui la constituent. Or, tout comme une situation entre deux personnes peut, par décision analytique, se laisser réduire à un « entre deux corps », elle peut se ramener à un « entre deux voix », ce qui formera le présupposé du septième chapitre de cette recherche (« Entre deux voix »). Au cours de ce chapitre, si le contenu de ce qui se dit entre deux personnages sera naturellement pris en considération, ce sera essentiellement la nature interactive des échanges de paroles qui occupera le premier plan de nos préoccupations, pour des raisons qui seront précisément expliquées en tête de chapitre. C’est ainsi que nous insisterons sur la fonction conjonctive que peut avoir la parole dans les films de la quatrième période, avant de faire porter l’accent sur la « dramatique de la coupure-lien » (autrement nommée « malaise dans la coopération ») qui peut être inhérente aux échanges de paroles et qui culmine entre Serge et Paul dans Le Vent de la nuit.

Achevant le mouvement de rapprochement de l’étude par un effet de pénétration et de concentration maximal, le huitième et dernier chapitre s’attachera à l’examen d’une figure qui mérite pleinement l’attention dès lors qu’on s’intéresse aux situations entre deux personnes parce qu’elle ne peut naître que si une co-présence existe : ce que nous nommerons l’« espace entre » deux personnages. Les films de la quatrième période activent, en effet, toute une série de stratégies pour concrétiser et matérialiser l’« espace entre », ainsi que le soulignait déjà Colette Mazabrard à propos des Baisers de secours, mais sans le démontrer. Nous verrons d’ailleurs au préalable que la volonté de rendre sensible ce qu’il y a entre les corps est un problème ancien dans les arts de la représentation, mais aussi dans les périodes antérieures du cinéma de Philippe Garrel. Nous verrons aussi que c’est sans doute avec la notion de foyer que l’on touche au plus précieux de ce qui a lieu dans l’« espace entre » dans les films de la quatrième période, dans une juste filiation de Serge Daney et avec la volonté délibérée de boucler une boucle puisque c’est sur une remarque du critique mettant précisément l’accent sur cette dimension que nous avons ouvert cette étude.

Notes
55.

Cf. sur ce point Dominique Païni, « L’inachèvement » in Le Cinéma, un art moderne, Paris, Cahiers du cinéma, coll. « Essais », pp. 23-29 (pp. 26-27 en ce qui concerne Philippe Garrel).

56.

Pierre Sorlin, op. cit., p. 210.

57.

Ibid., p. 210.