On trouvera, dans le troisième volume du mémoire, les annexes de l’étude. Elles sont constituées de quatre cahiers différents. Le premier cahier est composé d’un résumé des cinq films de la quatrième période. Ces résumés sont plus longs que ce qu’on a l’habitude d’entendre par la notion de résumé de films. Ils n’entendent pas en effet en rester à la communication du seul argument 58 . Comme nous nous en expliquons plus précisément dans l’incipit de ce cahier, leur but n’est pas de synthétiser les grandes lignes narratives des films, mais de coller, autant que faire se peut, à leur mouvement de progression d’ensemble. Il a semblé utile de faire figurer ces résumés en annexe pour permettre au lecteur qui le désirerait de se replonger rapidement dans la matière dramatique et dramaturgique des films analysés.
Le deuxième cahier est composé du découpage intégral de chacun des cinq films de la quatrième période. Ces découpages sont basés sur les versions vidéo des films qui étaient à notre disposition. Aussi proche soit-elle de ce qui est montré, aussi « naïve » et « bête » 59 soit l’attitude qui la détermine, la description d’un plan n’en demeure pas moins le résultat d’une vision personnelle qui engage la subjectivité de l’analyste-descripteur, que ce soit sur le versant de la conscience, de l’inconscient et des préoccupations personnelles ou sur le versant de sa responsabilité. Plus qu’une évidence, il s’agit là d’un véritable problème dont l’analyste doit avoir conscience et sur lequel il doit prendre position, car il n’est pas sans affecter les conclusions futures. Pierre Bayard, dans une réflexion sur les textes littéraires qui peut être portée sur le terrain des études cinématographiques, avance l’hypothèse que « chacun se trouve mobilisé dans son activité de recherche critique par […] un paradigme intérieur. » 60 Ce paradigme intérieur est « constitué par un groupe de questions personnelles (et par l’articulation entre elles de ces questions), rejouées sur la scène de la recherche, et en modelant inconsciemment et de façon déterminante les directions majeures. » 61 Si cette hypothèse est importante, c’est qu’elle radicalise et pousse à ses plus extrêmes conséquences l’idée que tout contact avec une œuvre est subjectif pour la raison que l’œuvre n’existe finalement pas en dehors de la subjectivité de celui qui la perçoit et l’étudie : « […] l’hypothèse du paradigme intérieur […] ne suppose pas un texte modifié par les variations de la subjectivité […] elle forme l’hypothèse d’une hétérogénéité de structure entre les textes, ceux-ci n’étant pas antérieurs aux critiques, mais produits par eux. » 62 L’œuvre n’a plus d’antériorité par rapport à celui qui la reçoit : elle est subjective de part en part, réorganisée « aussi bien dans sa disposition générale que dans chacun de ses éléments, par la subjectivité […]. » 63 Par conséquent, le paradigme intérieur constitue l’œuvre comme prétexte, « c’est-à-dire dans sa dissociation d’avec elle-même », ce qui représente un « mouvement d’incurvation du texte, qui rend chaque mot opaque à soi en lui substituant un mot identique et pourtant différent, puisque renvoyant à toute une série de significations personnelles » 64 pour aboutir à une version personnalisée de l’œuvre qui est finalement celle qui importe, parce que c’est sans doute pour le lecteur (a fortiori quand il a pour ambition de l’étudier) la seule qui existe vraiment. Raymond Bellour le disait déjà, d’une autre manière mais plus saisissante encore, en rappelant la violence inhérente à l’activité analytique qui pour naître doit fatalement en passer par un « meurtre de l’objet » analysé. L’analyse va ainsi jusqu’à « s’instituer elle-même comme un nouveau corps où l’intimité maximale entretenue avec l’objet devient la condition d’un certain processus de connaissance. » 65
Aussi, loin d’être neutre 66 , la description d’un plan constitue non le degré zéro, mais le degré premier de l’analyse ; par conséquent, elle ne doit pas craindre d’avoir valeur de fondement 67 . Nos découpages nous paraissent ainsi constituer un maillon important de l’étude. Dans les termes de Pierre Bayard, ils sont la manifestation la plus concrète des « textes singuliers » 68 que nous avons reconfigurés à travers notre réception des films. C’est la raison pour laquelle ils figurent en annexe de l’étude. Pour ne pas créer un effet par trop redondant autant que pour ne pas faire s’enliser le mouvement du commentaire, il nous est arrivé parfois de ne pas rappeler complètement le contenu de certaines séquences. Dès lors, nous avons, chaque fois qu’il est fait allusion à une séquence, cité son numéro entre parenthèses dans le corps du texte pour permettre au lecteur de s’y reporter aisément.
Le troisième cahier rassemble les retranscriptions intégrales des dialogues de chacun des films de la quatrième période du cinéma de Philippe Garrel. Proche en cela de la forme scénarisée d’une continuité dialoguée, chacune des retranscriptions reprend le découpage séquence par séquence de l’annexe II afin de resituer les répliques au sein de la séquence à laquelle ils appartiennent. Deux raisons justifient le parti pris de présenter les dialogues dans un cahier annexe qui leur est réservé. La première raison est pratique : pour ne pas multiplier les informations disparates au sein du découpage plan par plan de l’annexe II et pour faciliter la lecture des monologues ou des échanges de répliques, il a semblé plus judicieux de les donner à lire à part. La deuxième raison résonne avec les choix de création à l’origine de chacun des films de la quatrième période du cinéma de Philippe Garrel, où la part des dialoguistes est fondamentale. À ce titre, ces dialoguistes font entendre au cœur même des films un timbre légèrement décalé, un régime des voix qui, pour faire partie intégrante des films, n’en a pas moins sa logique et son autonomie propres. Constituer un cahier de dialogues est une manière d’en témoigner et de ne pas l’oublier.
Le quatrième cahier, enfin, est un cahier iconographique. Il est composé d’une série de documents et de vidéogrammes tirés à partir des bandes vidéo dont nous disposions pour mener notre étude. Ce cahier iconographique, organisé en une série de planches, n’a pas d’autre ambition que de permettre au lecteur de se faire une idée plus « visuelle » de certains phénomènes filmiques ou de certains documents évoqués.
On notera à ce propos que Benoît Jacquot insiste, à juste titre, sur le fait que ce n’est pas « l’argument » qui fait la valeur des films de Philippe Garrel et que ce n’est de toute façon pas essentiellement à lui que s’intéresse le cinéaste.
Jacques Aumont, dans À quoi pensent les films, examine longuement la nature de la description et du geste descriptif qui sont à la source de l’analyse filmique. Cf. op. cit., pp. 196-220. Il préconise, dans la lignée de l’historien de l’art Otto Pächt, de « prolonger le temps de l’observation “sans savoir”, naïve et désintéressée, pour retarder le plus possible les conclusions qui terminent définitivement cette observation, et souvent, obèrent en retour la capacité à observer […]. » (p. 199). Il s’agit donc de « décrire les images […] très exactement et très “bêtement”, en renonçant le plus longtemps possible à rapporter ce que l’on voit à autre chose (un sens, un style, une histoire, une théorie). » (p. 199). Mais Jacques Aumont n’en oublie pas moins de préciser un peu plus tard que non seulement « il n’y a pas, il ne peut y avoir adéquation pleine entre les objets de ma vision et ceux de mon discours » (p. 203), mais qu’il s’agit pour le descripteur de « se comporter vaillamment comme si l’image qui est devant [lui] et [qu’il] veut décrire n’avait jamais eu d’autre destinataire que [lui], ici, aujourd’hui. » (p. 205). C’est dire que la description est la résultante et d’un regard éminemment singulier et d’un inévitable travail de reconfiguration du visible (et de l’audible) dans le langage, avec toute la dimension de choix et de perte que cela produit. Il ne saurait donc y avoir de description qu’inscrite dans un procès conditionné par la subjectivité. Jacques Aumont n’aborde pas frontalement ce point, plus concentré à juguler les risques de la production du sens a priori par le descripteur. Il préconise pour cela, entre autres, de s’inscrire « hors de toute pertinence (sémantique) » : « c’est à ce prix que le décrire ne sera pas un délire, une projection ou une “analyse” au sens – douteux et inquiétant – de qui voit, selon l’expression de Dominique Noguez, “de l’inconscient partout”. » (p. 209). Il s’agit donc, au niveau de la description, de s’en tenir au seul niveau du « constatable » en se refusant catégoriquement à produire du sens. Il n’en demeure pas moins que le constat est effectué par quelqu’un et qu’il s’agit donc inévitablement d’un constat subjectif. C’est la raison pour laquelle il nous semble important de revendiquer clairement la subjectivité qui conditionne toute description. Sur la question de la « perte » qui affecte la chose « dont on parle dans le langage » rapportée à une lecture critique de la conception que Jacques Aumont se fait de la description, Cf. Anne-Françoise Lesuisse, Du film noir au noir, Traces figurales dans le cinéma classique hollywoodien, Bruxelles, De Boeck Université, coll. « Arts et cinéma », 2002, p. 90 (en particulier).
Pierre Bayard, Enquête sur Hamlet, Le Dialogue de sourds, Paris, Minuit, coll. « Paradoxe », 2002, p. 143. Pierre Bayard inscrit cette notion de paradigme intérieur dans le prolongement de la notion de paradigme telle que Thomas S. Kuhn la conceptualise dans son ouvrage La Structure des révolutions scientifiques. Paradigme désigne « un ensemble de présupposés sur la forme virtuelle des découvertes à venir, présupposés auxquels adhère pour un temps une communauté de chercheurs. » (p. 98). Le paradigme intérieur complète cette notion sur le plan individuel. Cf. Thomas S. Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques (1962), trad. fr., Paris, Flammarion, 1983.
Op. cit., p. 143.
Ibid., p. 144.
Ibid., p. 145. C’est la raison pour laquelle l’hypothèse du paradigme intérieur amène Pierre Bayard à affirmer qu’il existe une incommunicabilité fondamentale entre les discours critiques, ce qui fait de toute discussion littéraire « un dialogue de sourds » (p. 145) – d’où le sous-titre de son livre. Loin de s’en lamenter et selon la propension au paradoxe qui caractérise sa pensée, Pierre Bayard, dans le dernier chapitre de son œuvre, dresse une apologie de ce dialogue de sourds. Ne pas vouloir le contrecarrer, mais le promouvoir, c’est selon lui se ranger du côté de l’originalité et de la multiplicité sémantique. Vouloir le réduire aboutit fatalement à privilégier la paraphrase et les lectures basées sur des lieux communs afin qu’elles soient aisément partagées. Prendre le parti du dialogue de sourds conduit donc à refonder l’herméneutique en « herméneutique privée ». Ne se satisfaisant ni de l’idée d’un sens constitué et unique pour tous, ni de celle de l’absence et de la non existence du sens, « l’herméneutique privée pose que le texte a un sens, mais pour chacun, dans la fidélité à son histoire. » (p. 167). Souligné par l’auteur.
Ibid., p. 143.
Raymond Bellour, L’Analyse du film (1979), Paris, Calmann-Lévy, 1995, p. 10.
Pierre Bayard tire la même conclusion : « Il n’y a pas […] de description neutre, et le commentaire le plus fidèle est déjà pris dans une représentation d’ensemble de l’œuvre et un questionnement sur soi. » Cf. op. cit., p. 166.
La description n’est, en revanche, pas le degré premier de la perspective de recherche plus large dans laquelle s’inscrit une analyse. Comme le note Pierre Bayard, « le paradigme intérieur intervient d’abord dans le choix de l’objet de recherche. La seule décision de travailler sur tel auteur ou sur tel texte est déjà décisive en ce qu’elle pré-organise l’ensemble de l’activité du chercheur et des résultats auxquels il est susceptible de parvenir. » Cf. Pierre Bayard, ibid., p. 143.
Ibid., pp. 32 et suivantes. Pour Pierre Bayard, en littérature, un texte singulier est à distinguer du texte général. Le texte général est celui « que publie l’éditeur, et dont chacun a entre les mains une version comparable à d’autres », quand le texte singulier est celui auquel « se confronte chaque intervention personnelle, laquelle, dans le jeu de ses remaniements, le découvre moins qu’elle ne le constitue. » (p. 32). Hamlet, en tant que texte général, n’est donc pas le même texte qu’Hamlet, ce texte singulier découvert par une lecture et une reconstruction particulières. De la sorte, le texte singulier « ressemble évidemment à celui de l’œuvre comme à ceux que les autres critiques traitent. Mais il en diffère aussi fondamentalement. Il n’est pas composé des mêmes citations que les autres textes singuliers et même les citations partagées, prise dans un autre système de lecture, diffèrent des citations semblables utilisées par un autre critique. Il est ce qui, dans l’œuvre commune, nous représente, au sens où le signifiant lacanien représente le sujet ou un diplomate de son pays. » (p. 162). Lorsqu’il s’agit d’un texte filmique, dont Raymond Bellour a démontré qu’il était « introuvable » parce qu’il était « un texte incitable », la singularité du texte ne peut qu’être plus sensible encore. Cf. Raymond Bellour, « Le Texte introuvable » in L’Analyse du film, op. cit., p. 36.