L’autre moi de Philippe Garrel

Deux mots en cette fin d’introduction.

On notera vite (on a déjà noté) qu’un régime de notes abondantes et développées accompagne ou, plus exactement, supporte souvent le texte principal – au risque de donner au lecteur un sentiment de trop plein. Ces notes ont d’abord pour but de délester la ligne principale de la réflexion d’un certain nombre de commentaires plus périphériques, mais intéressants pour déplier complètement certaines assertions ou rendre parfaitement justice à un certain nombre de références qui ne pouvaient et ne devaient pas être développées plus qu’elles ne le sont dans le corps de l’étude alors même qu’elles la sous-tendent – à l’image des fondations d’une maison qui sont masquées par le bâti mais sans lesquelles elle n’existerait pas. À travers ce large espace accordé aux notes infra-paginales c’est, pourquoi ne pas le dire, une certaine idée de la recherche qui souhaite être proposée. Selon nous, un travail de recherche n’a pas moins pour visée de transmettre un contenu que d’élaborer la forme la plus idoine et la plus nécessaire à cette transmission. Plus encore, tant on sait le peu de sens qu’il y a à séparer le fond de sa forme, l’expression donnée aux conclusions d’une recherche participe du sens de la recherche elle-même 69 . De la sorte, il paraît conforme à son objectif, et peut-être à son idéal, de se laisser modeler par le mouvement d’expression qui se dessine en cours d’investigation, que le texte finalisé doit moins cadrer que polir. C’est la raison pour laquelle nous n’avons pas cherché à élaguer plus qu’il ne l’est notre texte.

On pourra peut-être s’étonner du fait que, au cours de la durée d’élaboration de ce travail que nous avons consacré à une partie de son œuvre, nous n’ayons pas cherché à rencontrer Philippe Garrel en personne. Loin d’être un oubli ou une impossibilité 70 , ce fut un choix. Michel Chion, dans son livre sur David Lynch, répond par avance, à ceux qui pourraient trouver curieux qu’il n’ait jamais cherché à rencontrer l’auteur d’Eraserhead 71 et de Mulholland Drive 72 , qu’il a toujours évité de le faire « afin de rester libre » 73  . Pour notre compte, si c’est aussi en partie pour ne pas inféoder notre point de vue à celui de l’auteur dont nous avons étudié les films, la raison essentielle pour laquelle nous avons pris soin de ne jamais rencontrer Philippe Garrel pourrait être illustrée par le mot fameux de Friedrich Nietzsche dans Ecce Homo : « Je suis une chose, mes œuvres en sont une autre. » 74 Nous pensons en effet que Philippe Garrel est une chose et que la quatrième période de son œuvre en est une autre. Comme le soutenait avec force Marcel Proust dans le Contre Sainte-Beuve, nous croyons que l’œuvre d’un auteur est

‘« le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices. Ce moi-là, si nous voulons essayer de le comprendre, c’est au fond de nous-mêmes, en essayant de le récréer en nous, que nous pouvons y parvenir. » 75

Si tant est que l’on puisse assigner un but dernier à l’analyse d’une œuvre ou d’une partie d’une œuvre, peut-être réside-t-il de manière plus ou moins consciente dans le désir de rencontrer cet autre moi dont l’œuvre est l’expression.

Notes
69.

En ouverture de la première partie de son ouvrage Le Texte divisé, Marie-Claire Ropars-Wuilleumier défend une idée proche, son texte proposant lui aussi « un régime de notes particulièrement développé » : au-delà du souci de ne pas alourdir la ligne dominante de la réflexion, elle y voit surtout le signe d’un « mimétisme à l’égard de la théorie elle-même et [une] tentative, sans doute vaine, pour approcher dans la disposition fractionnée de la page ce graphisme rayonnant, pluriel et multiforme, qui constitue la base de l’étude. » C’est dire combien la forme du texte participe à la bonne intelligibilité du propos. Rappelons, en effet, que ce livre développe une conception de l’écriture et du montage comme producteurs d’écarts et de différences qui visent en particulier à soustraire les textes – scripturaux aussi bien que filmiques – à la linéarisation de la signification pour promouvoir l’étoilement du sens. Pour Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, le texte ne vaut qu’à produire des effets de « synthèses disjonctives », ce que la présentation diffractée du texte en deux niveaux différents (corps de texte et notes) permet de rendre sensible. Cf. Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, Le Texte divisé, Essai sur l’écriture filmique, Paris, PUF, coll. « Écriture », 1981, p. 11.

70.

Ce fut d’autant moins une impossibilité que la fin de la rédaction de cette recherche a quasiment coïncidé avec la rétrospective « Philippe Garrel, l’enfant secret de la modernité » (2-27 juin 2004) organisée à la Cinémathèque française, au cours de laquelle Philippe Garrel est venu à plusieurs reprises présenter ses films et débattre avec le public.

71.

Eraserhead (USA, 1976).

72.

Mulholland drive (USA, 2001).

73.

Michel Chion, David Lynch (1992), Paris, Cahiers du cinéma, coll. « Auteurs », 1998, p. 242.

74.

Friedrich Nietzsche, Ecce Homo (1888) in Œuvres, tome II, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1993, p. 1145.

75.

Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve (1954), Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1998, p. 127. Souligné par l’auteur.