Chapitre I. Relief de l’« entre deux personnes »

Les moments entre deux personnes sont légion dans les films de la quatrième période du cinéma de Philippe Garrel. Loin d’être une situation dramatique rare, loin d’être une option de mise en scène réservée aux moments d’intimité entre un homme et une femme, l’« entre deux personnes » se présente sous le double visage de la profusion et de la diversité. Un bref décompte 76 du nombre d’apparitions de la situation dans chaque film est sans ambiguïté : si tout ne se passe pas « toujours » 77 entre deux personnes, comme le dit non sans ironie Marc Cholodenko, peu s’en faut. Les situations entre deux personnages dominent dans tous les films. Elles s’imposent par un effet de masse et un tel effet de masse suggère d’emblée que l’« entre deux personnes » représente un topos dramatique du cinéma de Philippe Garrel.

De même, aucun souci d’efficacité dramaturgique ou aucun usage marqué d’un point de vue symbolique ne semblent conditionner a priori le recours aux situations entre deux personnages. Ils pourraient se laisser présupposer si Philippe Garrel réservait la situation pour traiter tel ordre de sentiment ou tel champ idéel. C’est au contraire la très grande variété des thèmes traités à travers cette situation qui frappe. L’« entre deux personnes » participe tout autant des scènes de confessions d’un père à son fils (dans Les Baisers de secours, dans Le Cœur fantôme), qu’aux moments de première rencontre entre une femme et un homme (dans les trois derniers films de la tétralogie). Il participe aussi de tous les moments d’amitié partagée entre individus de même sexe (dans les cinq films de la période) ou des séquences de retrouvailles qui, dans J’entends plus la guitare par exemple, sont autant celles d’un homme et d’une femme (Marianne et Gérard au café) que de deux hommes (Martin et Gérard dans le métro).

 De prime abord, l’« entre deux personnes » apparaît donc comme un motif dilué. Rien de plus attendu, rien de plus banal que d’assister à des moments entre deux personnes chez Philippe Garrel. Pour un spectateur familier de ses films, la part de surprise revient toujours à ces plans où apparaissent de nombreux personnages 78 . Si l’« entre deux personnes » force le regard, ce n’est pas par sa nature d’événement dramatique ou figural. C’est paradoxalement pour sa faible teneur événementielle. L’« entre deux personnes » est un non-événement.

En cela, son charme opère sur un mode contraire à l’aura. Caractérisée par sa rareté et son absolue unicité, Walter Benjamin la définissait comme « une trame singulière d’espace et de temps : l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il. » 79 Parce qu’à la vision des films de la quatrième période il apparaît tant et tant de fois que le spectateur peut entretenir avec lui l’impression d’une certaine proximité, l’« entre deux personnes » se présente dénué de toute aura, voire chargé d’une aura inverse.

Cette inversion de l’aura ne saurait pourtant être tenue pour un fait acquis et durable. Elle ne frappe le spectateur-analyste que s’il adopte une posture de trop grande extériorité vis-à-vis des films. Une posture volontairement aveugle à nombre de leurs caractéristiques esthétiques, dans le souci de marquer au préalable l’extension d’emploi de l’« entre deux personnes ». Dès qu’il prend en compte ces dernières, dès qu’il s’intéresse à la matière dramatique et à la matière image des films, le déficit d’aura s’efface au profit d’une impression de relief prononcé et de densification conférés à l’« entre deux personnes ». À travers une série de traits récurrents, la sensation première de dilution cède devant l’évidence d’une mise au premier plan du motif. Ces traits récurrents se retrouvent à l’identique de film en film : ils constituent autant de points saillants stylistiques caractéristiques et définitoires de l’esthétique garrelienne 80 .

Notes
76.

Ce décompte se base sur les découpages séquence par séquence des films que nous avons effectués et qui figurent en Annexe II du mémoire. Dans Les Baisers de secours, sur 45 séquences recensées, 29 reposent sur une situation entre deux personnes. Dans J’entends plus la guitare, sur 49 séquences, 38 reposent sur une situation exclusivement entre deux personnes. Dans La Naissance de l’amour, sur 66 séquences, 43 reposent sur une situation exclusivement entre deux personnes. Dans Le Cœur fantôme, sur 76 séquences recensées, 55 reposent sur une situation entre deux personnes. Dans Le Vent de la nuit, enfin, sur 49 séquences recensées, 38 reposent sur une situation entre deux personnes. Dans chacun des films, les situations dramatiques entre deux personnes sont donc largement majoritaires.

77.

Marie-Anne Guérin, « Entretien avec Marc Cholodenko », art. cit., p. 38.

78.

Le plan le plus symptomatique à cet égard est le second de la cinquième époque de J’entends plus la guitare : il montre Gérard, Aline et le petit Ben assis à une table de repas en compagnie d’une femme et deux enfants, déjà grands. Ce plan est le seul de tout le film qui donne à voir, en un plan unique, autant de personnages rassemblés. Il provoque ainsi un effet de surprise et de rupture avec les plans antérieurs.

79.

Walter Benjamin, « L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique » (1939) in Œuvres III, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2000, p. 278. Sur la notion d’aura et ses aléas dans la réflexion de Walter Benjamin, on se reportera avec profit à l’article de Daniel Grojnowski, « Walter Benjamin, les auras de l’aura » in Critique n° 659, avril 2002, pp. 287-302.

80.

En effet, par les zones de recouvrements qu’ils établissent entre les films, ces points saillants stylistiques sont pour beaucoup dans le fait que les films participent d’une seule et même esthétique en deçà de leurs différences indéniables La plus évidente de ces différences étant que deux des films de la période sont réalisés en noir et blanc (Les Baisers de secours et La Naissance de l’amour) quand les trois autres ont été tournés en couleur. Il s’agit là d’une différence importante, étant donné le rôle que la problématique de la couleur peut jouer dans l’élaboration de certains films du cinéaste. Ce qui ne manque pas d’être clair à la vision des films est confirmé par le paratexte, notamment à propos du Vent de la nuit. Philippe Garrel peut évoquer en ces termes sa position esthétique par rapport à ce film : « En observant ma fille, qui a sept ans, en l’amenant chaque mercredi à l’atelier de peinture, en regardant comment les enfants peignent, la manière avec laquelle ils y vont carrément – ils mettent du rouge, du jaune, un beau bleu par dessus –, je me suis dit qu’il fallait que j’imite ma fille. Que je ne devais plus avoir d’inhibition avec le rouge vermillon, le vert que j’aime ou le bleu. Il fallait que j’y aille vraiment, comme on y va vraiment quand on est enfant. […] Sur ce film, je pensais tous les jours à comment fait ma fille quand elle est devant ses feuilles de papier Canson, avec ses tubes de gouache. » Cf. « Au hasard de la rencontre », art. cit., p. 37. Catherine Deneuve apporte, sur ce point, des informations intéressantes : « Table formica d’un rouge vermillon qu’il a fait faire spécialement ; comme la Porsche que conduit Daniel Duval, repeinte pour le film, et comme mon manteau, teint sur mesure. » Cf. Catherine Deneuve, À l’ombre de moi-même, Paris, Stock, 2004, p. 51.