Un lien consubstantiel avec les figures humaines

Ainsi en est-il dans Les Baisers de secours lors de la promenade qu’effectuent Lo, Jeanne et Matthieu, en compagnie de la mère de Matthieu [séq. 35]. Le deuxième plan de cette séquence traitée en deux plans montre Lo courant dans un pré en pente, puis disparaissant rapidement de l’image en raison de la déclivité. Ne reste alors à voir, pendant les secondes de fin du plan, que la ligne de crête de la chaîne de montagnes qui bordent le fond du champ. En cette fin de plan, le paysage devient le motif privilégié de la représentation. Il forme une « image-paysage » 83 à la tonalité romantique. Mais il ne le devient qu’à la faveur d’une mise de côté tout à fait momentanée (très vite un cut intervient et fait passer le film à un plan poitrine de Matthieu) et délibérément mise en scène de la figuration humaine. Cette figuration humaine, il ne parvient d’ailleurs pas totalement à la faire oublier, mais semble plutôt la répercuter par défaut, comme troué par une absence qui se donne à voir. Le personnage de Lo n’aurait pas été montré sortant du champ, cet effet d’absence n’aurait pas existé. Mais la figure de Lo n’est pas ici complètement absente : elle demeure dans la mémoire du plan comme présence-absence, comme si l’intention était de faire sentir que le décor, l’environnement et plus généralement l’espace ne peuvent accéder au premier plan de la représentation que parce que les figures humaines en ont été éclipsées. Ce plan possède ainsi une valeur symptomatique : il semble vouloir témoigner du lien quasiment consubstantiel que les films de la quatrième période du cinéma de Philippe Garrel entretiennent avec les figures humaines.

Il arrive, bien entendu, que certains plans soient totalement vides de personnage. Mais ce sont le plus souvent des plans d’ensemble qui fixent une image du cadre dans lequel les personnages évoluent 84 ou qui, de façon plus fondamentale, prennent une valeur ajoutée sémantique quand se révèle le rapport qu’ils entretiennent avec les personnages 85 . C’est ce dont témoignent les deux inserts en contre-plongée de Positano dans J’entends plus la guitare [séq. 4]. Ils dévoilent l’architecture et la morphologie pittoresques de ce village construit sur un hémicycle rocheux qui tombe dans la mer. Certes, ces deux inserts « valent » en eux-mêmes : ils montrent, dans un geste d’énonciation purement descriptif, un aperçu répété de la nature du lieu, d’ailleurs jamais nommé dans le film, dans lequel prend place « l’action » 86 de la première partie de J’entends plus la guitare. Mais le sens de ces deux inserts découle aussi de leur positionnement filmique. Ils apparaissent à la fin de la balade-conversation de Gérard et Martin qui ont descendu un escalier abrupt. Les deux inserts du village dévoilent ainsi la nature de l’espace dans lequel Gérard et Martin ont évolué. Ils donnent au spectateur une idée plus précise de leur cadre de vie dans cette partie du film. Plus décisivement encore, ils cernent un plan montrant les deux hommes, l’un à côté de l’autre, sur la plage, face à la mer ; ils apparaissent d’autant plus figés que cette image vient à l’issue de cette longue descente d’escalier pendant laquelle leurs corps ne cessaient d’être en mouvement. De ce fait, la profonde fixité transmise par les deux inserts sur le village vient renforcer l’aspect quasiment statufié des deux hommes face à la mer : de la masse du village aux corps des deux hommes, c’est une même « minéralité » qui émane de la représentation et active entre les motifs un effet prégnant de correspondances. Les plans du village valent donc au moins autant en eux-mêmes que pour leur fonction d’encadrement, c’est-à-dire dans la relation qui se tisse entre eux et le plan où figurent les deux amis. Postés de part et d’autre du plan dans lequel sont visibles Gérard et Martin, ces deux inserts, loin d’être hétérodoxes à la logique de représentation générale, rendent ainsi sensible l’impression que les protagonistes sont au centre, voire le centre d’un monde qui semble réduit à jouer le rôle de simple alentour. Même quand ils sont un instant absents de l’écran, la présence des personnages continue d’œuvrer sourdement dans les films de la quatrième période.

Notes
83.

Maurizia Natali, L’Image-paysage, Iconologie et cinéma, Saint Denis, PUV, coll. « Esthétiques hors cadre », 1996.

84.

C’est le cas dans Le Cœur fantôme, des deux plans filmés du ferry dans lequel se trouvent Justine et Philippe montrant le port de l’île de Capri [séq. 46]. C’est aussi le cas dans La Naissance de l’amour du panoramique en diagonale discontinue et brisée qui part d’une rue de nuit pour monter à la fenêtre d’un immeuble, fenêtre de la chambre d’hôtel dans laquelle se trouvent Paul et Ulrika [séq. 6]. On le voit : ces plans, pour vides de personnages qu’ils sont, entretiennent un rapport étroit avec eux. Les deux premiers peuvent fort bien être considérés comme des plans subjectifs nous faisant partager la vision de Philippe ou de Justine. Le dernier, accompagné d’une mélodie au piano mélancolique, active un léger mouvement de pénétration de l’extérieur vers l’intérieur, amorce le passage d’un espace public à un espace privé qui ne fait que rendre plus appuyé le sentiment d’indiscrétion que peut éprouver le spectateur à la vision du caractère très intime des agissements de Paul et Ulrika dans la séquence qui suit.

85.

Jacques Aumont le pressent lorsqu’il décrit l’apparition du plan de ciel nuageux entre deux plans d’Aline et Gérard dans la quatrième partie de J’entends plus la guitare : « Pourtant le silence n’est pas seulement négatif, pas seulement incapacitant. Dans un long plan fixe, Gérard et Aline sont ensemble au lit, encore tout habillés ; dans l’ininterrompu de leur regard doit passer toute la panoplie du désir, de l’amour, de l’émerveillement, de l’incrédulité, de la certitude incertaine : pas un son n’est entendu. Puis, un plan fixe donne le contrechamp : la vue par la fenêtre, un ciel de nuages. Et l’on revient au premier cadrage, où règne le même silence inchangé, mystique. » Ce que suggère ici Jacques Aumont, et c’est la raison pour laquelle il prend la peine, nous semble-t-il, de souligner cet insert nuageux, c’est que c’est véritablement lui qui élève le silence qui a lieu entre les deux protagonistes à une dimension proprement mystique, presque religieuse. Ce plan tire donc sa pleine valeur d’être mis en relation avec l’essentiel de ce qui se joue entre les deux personnages. Cf. Jacques Aumont, Du visage au cinéma, Paris, Cahiers du cinéma-Éditions de l’étoile, coll. « Essais », 1992, p. 200.

86.

Si tant est que ce terme ait ici un sens, comme le remarquait déjà Christian Metz à propos des Baisers de secours : « […] l’œuvre de Garrel [Les Baisers de secours] est en abyme presque intégral : le cinéaste est interprété par le cinéaste, le père par le père (Maurice Garrel), le fils par le fils (Louis Garrel, le petit garçon), l’actrice célèbre par Anémone. Une seule entorse, subtile : l’épouse est jouée par Brigitte Sy, compagne de Garrel, alors que dans l’histoire il envisage justement de confier le rôle de sa femme, elle-même actrice à une actrice étrangère ; c’est même le moteur de toute l’“action”, si tant que ce mot convienne ici. » Cf. Christian Metz, L’Énonciation impersonnelle ou le site du film, Paris, Méridiens Klincksieck, 1991, p. 104.