Dimension anthropologique du cinéma de Philippe Garrel

Un tel « envahissement » de l’écran par les figures humaines constitue le premier point saillant stylistique. Il invite à conclure que celles-ci sont indispensables au cinéma de Philippe Garrel. Elles sont la « matière première » 87 de son cinéma. Très souvent filmées en plan rapproché, comme le montre d’emblée le plan d’ouverture des Baisers de secours qui reste « scotché » au visage de Jeanne, les figures humaines volent l’attention de la caméra. La caméra de Philippe Garrel est une caméra fondamentalement en relation avec l’homme. Son cinéma peut être avant tout spécifié comme un cinéma fondé sur l’humain, voire un cinéma de l’humain, tendu par le projet de décrire et narrer des faits et des situations, autant concrets que psychologiques, qui affectent ou émanent de ces êtres humains. En ce sens, c’est un cinéma porteur, sinon d’une vocation, à tout le moins d’une dimension et d’une portée anthropologiques. C’est la conviction de Thierry Jousse. Il écrit à propos de J’entends plus la guitare ces lignes qui, peu ou prou, trouvent un écho dans tous les films de la quatrième période :

‘« […] Qu’y a-t-il de nouveau dans J’entends plus la guitare ? Sans doute cette capacité à dépeindre, objectivement, presque cliniquement, sans fard, sans pose, des comportements. […] Rarement ailleurs que dans J’entends plus la guitare nous avions vu en gros plan, au microscope-télescope, un homme – l’homme ? – à la fois lâche et dragueur, héroïque et dérisoire, fort et d’une extrême faiblesse, “solite et insolite”, mixte d’échec et de réussite, de désastre et de bonheur. » 88

Si parler d’objectivité et de clinicité peut apparaître forcé, il n’en reste pas moins que le cinéma de la quatrième période se donne en partie pour tâche la captation, la monstration et l’examen détaillé de certains comportements et rapports humains dont la particularité est qu’ils ressortissent tous à l’ordre de la quotidienneté. Ainsi, dans La Naissance de l’amour, la vie de famille donne lieu à des scènes marquées au double sceau du réalisme et du banal. Philippe Garrel privilégie les actions sans importance dramatique, mais qui font l’ordinaire de la vie familiale et plus généralement de la vie humaine : faire la vaisselle, repasser, faire un lit, lire une bande-dessinée couché à même le sol ou, plus simplement encore, être assis et ne rien faire. Si dramatisation il y a, elle s’appuie sur des heurts, des crises, des disputes qui éclatent justement à propos des petits riens quotidiens (débarrasser la table, ranger sa chambre, changer la petite). Pour fréquents et tempétueux qu’ils soient parfois, ces riens ne sortent jamais du cadre de ce qui arrive à tout un chacun. De façon plus générale, dans tous les films, on ne compte plus les scènes au café, les scènes de marche, les scènes en métro, les scènes de repas qui, parmi d’autres, instaurent un climat de quotidienneté et semblent parfois faire résonner les préoccupations de Philippe Garrel avec celles de ce que Marc Augé nomme « l’anthropologie de la contemporanéité proche » 89 et plus encore avec cette « théorie des moments quelconques » qui fait toute la valeur de la microsociologie d’inspiration goffmanienne 90 .

Il ne saurait s’agir, dans cette étude, de s’engager dans une démarche analytique relevant d’une préoccupation et d’une méthodologie en elles-mêmes anthropologiques 91 . Il convient seulement de souligner que les films de la quatrième période du cinéma de Philippe Garrel examinent et pensent 92 le statut de l’homme contemporain, à telle enseigne que l’humain est l’un des sujets fondamentaux 93 de ce cinéma. Philippe Garrel, comme le lui faisait remarquer Serge Daney, est encore l’un des rares à considérer le cinéma comme une « science » 94 – science aux contours imprécis 95 mais dont l’une des visées essentielles paraît bien être de chercher à rendre compte de l’humain, sujet « polymorphe » 96 , dans certaines de ses manières et manifestations d’être.

Notes
87.

Philippe Garrel affirme ainsi : « […] je m’en tiens toujours à ces éléments fondamentaux : l’homme, la femme, l’enfant. » Cf. Une caméra à la place du cœur, op. cit., p. 50.

88.

Thierry Jousse, « L’Âge d’Homme » in Cahiers du cinéma n° 447, septembre 1991, p. 33.

89.

Marc Augé, Non-Lieux, Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, coll. « La Librairie du XXe siècle », 1992.

90.

Cf. Isaac Joseph, Erving Goffman et la microsociologie, op. cit., p. 119.

91.

Pour une définition resserrée des attendus de la recherche anthropologique, cf. Marc Augé, op. cit.,pp. 28 et suivantes.

92.

L’hypothèse de Jacques Aumont selon laquelle les films pensent est ici un présupposé. Cf. Jacques Aumont, À quoi pensent les films, op. cit., pp. 25-46 (plus particulièrement).

93.

Il est même possible d’être plus précis en affirmant que cette entreprise anthropologique se double d’une réflexion éthique sur la part honteuse et coupable de l’homme. Nombreux sont les critiques et les commentateurs de son œuvre qui soulignent que les films de Philippe Garrel sont rongés par un immense sentiment de culpabilité. Ainsi Jean-Marc Lalanne peut-il écrire que « la culpabilité est depuis longtemps l’affaire du cinéma de Garrel. » Cf. Jean-Marc Lalanne, « L’héroïne fantôme » in Cahiers du cinéma n° 563, décembre 2001, p. 15. C’est sur ce point précis de la culpabilité qu’Alain Philippon émettait d’ailleurs ses réserves sur J’entends plus la guitare : « Sans doute […] a-t-il fallu que Garrel passe par (ou bute sur) une question grave : celle du deuil et de la trahison, sujet de J’entends plus la guitare, semi-réussite à mes yeux, film hanté par un sentiment de culpabilité qui pouvait se traduire par : “Nico est morte, Jean Seberg est morte, Jean Eustache est mort, et moi je suis toujours vivant… donc j’ai trahi.” On ne peut dénier à Garrel la sincérité de ce sentiment, mais on n’est pas obligé d’y souscrire). » Cf. Alain Philippon, « L’Amour en fuite » in Cahiers du cinéma n° 472, octobre 1993, p. 30. Philippe Garrel lui-même suscite de telles lectures de son œuvre en terme de culpabilité lorsqu’il affirme : « On fait des films plus mûrs avec ce qui nous fait honte qu’avec ce dont on est fier. » Cf. Thierry Jousse, « Le Refus du drame, entretien avec Philippe Garrel », art. cit., p. 29. Ici résonne cette question de Gilles Deleuze, posée à propos de la littérature, mais que dans L’Abécédaire il applique à l’art en général : « La honte d’être un homme, y a-t-il une meilleure raison d’écrire ? » Cf. Gilles Deleuze, Critique et clinique, Paris, Minuit, coll. « Paradoxe », 1993, p. 11.

94.

Serge Daney à Philippe Garrel : « D’ailleurs, tu es la seule personne qui parle encore de science à propos du cinéma. La seule avec Godard sans doute. Cela fait bizarre parce qu’on ne peut pas dire qu’on est dans une époque d’expérimentation. » Cf. Serge Daney et Philippe Garrel, « Dialogue », art. cit., p. 63.

95.

Philippe Garrel reste d’autant plus flou sur la nature de cette science qu’il y voit une science irrationnelle : « Ce serait comme une espèce de science irrationnelle, et c’est ça que j’aime dans le travail sur l’art : que ce soit de la science et que ce soit irrationnel. » Cf. Michel Butel, « On est devenus le commun des mortels » in L’Autre journal n° 16, septembre 1991, p. 124.

96.

Philippe Garrel affirme que « l’homme est polymorphe ». Cf. art. cit., pp. 120-121.