Cette importance du fait humain et de la dimension anthropologique du cinéma de Philippe Garrel ne peuvent que retenir l’attention d’une étude ayant pour objet problématique l’« entre deux personnes ». En situant l’enjeu au niveau de ce qui émane des hommes de ce cinéma, cette importance du fait humain et cette dimension anthropologique entrent en résonance directe avec un motif comme l’« entre deux personnes » dont le propre est d’exister de la mise en relation dans un même espace-temps de deux figures humaines qui entrent en interaction. C’est naturellement qu’une réflexion sur l’« entre deux personnes » rencontre la portée anthropologique du cinéma de Philippe Garrel. Cette dernière contribue en retour à densifier le motif. Elle le fait passer d’un statut purement formel et dramatique à un statut plus conceptuel où se jouent et se pensent certains modes d’être particuliers de l’homme garrelien.
Surtout, la prééminence des situations entre deux personnes laisse présupposer qu’au sein de la condition humaine, c’est essentiellement l’ordre des relations interhumaines, intercorporelles et intersubjectives qui retient l’attention de Philippe Garrel. Dans les films de la quatrième période, l’homme éprouve sans cesse la « banalité » 97 , pour reprendre un terme d’Emmanuel Lévinas, d’un « exister avec » 98 l’autre homme. À l’image de Philippe, dans Le Cœur fantôme, il paraît englué dans des liens de différente nature – filiaux, paternels, érotiques, amicaux – que le film met le plus souvent en scène au cours de situations d’entre-deux. L’homme garrelien est un homme en relation et, concrètement, le plus souvent en relation duelle, ce qui a priori ne manque pas d’être paradoxal pour une œuvre qu’on range volontiers dans la modernité 99 . Jean-Pierre Sarrazac n’avance-t-il pas l’idée que « l’homme du XXème siècle », c’est-à-dire en l’occurrence l’homme moderne, est un homme fondamentalement séparé 100 ? Le paradoxe – si paradoxe il y a – fera nécessairement retour au cours de l’étude. Mais il n’entame en rien l’idée principale qui se dégage désormais : celle d’une première mise en relief de l’« entre deux personnes » par la dimension anthropologique du cinéma de Philippe Garrel.
Emmanuel Lévinas, Le Temps et l’autre, Montpellier, Fata Morgana, 1979, p. 21 : « Il est banal de dire que nous n’existons jamais au singulier. Nous sommes entourés d’êtres et de choses avec lesquels nous entretenons des relations. »
Emmanuel Lévinas, Éthique et infini, Paris, Le Livre de poche, coll. « Biblio essais », 1982, p. 50.
Cf. par exemple Fabrice Revault d’Allonnes, Pour le cinéma « moderne », Crisnée, Yellow Now, coll. « De parti pris », 1994. Gilles Deleuze, quant à lui, pose cette question sans ambiguïté : « En quel sens Garrel est-il l’un des plus grands auteurs modernes […] ? » Cf. Gilles Deleuze, L’Image-temps, op. cit., p. 261.
Jean-Pierre Sarrazac, « Crise du drame » in Études Théâtrales n° 22, « Poétique du drame moderne et contemporain, lexique d’une recherche », 2001, p. 8. Comme le soutient Jean-Pierre Sarrazac, on peut en effet considérer que l’un des maîtres mots de la modernité est celui de séparation, rendant compte prioritairement de la relation nouvelle que l’homme entretient avec le monde, avec les autres et avec lui-même : « Cette relation nouvelle se place sous le signe de la séparation. L’homme du XXème siècle – l’homme psychologique, l’homme économique, moral, métaphysique, etc. – est sans doute un homme “massifié”, mais c’est surtout un homme “séparé”. Séparé des autres (du fait, souvent, d’une trop grande promiscuité), séparé du corps social qui pourtant le prend en étau, séparé de Dieu et des puissances invisibles et symboliques… Séparé de lui-même, clivé, éclaté, mis en pièce. Et coupé […] de son propre présent. »