Ne pas voir plus de deux

Il n’est pas exceptionnel de rencontrer, dans les films de la quatrième période, des séquences qui rassemblent plus de deux personnages. Mais elles ont souvent ceci de frappant qu’elles paraissent s’extraire de la logique de représentation générale. Dans Les Baisers de secours, il est trois séquences importantes dans lesquelles apparaissent plus de deux personnages : celle de la répétition de La Bonne âme du Setchouan [séq. 6], celle de la découverte par Matthieu de « l’homme dans le lit » 101 de Jeanne [séq. 12] et celle où Jeanne et Matthieu, sortant du cinéma, s’attablent dans un café avec un couple de leurs amis, Josette et Paul [séq. 39]. Amples, développées, porteuses d’événements, de réflexions sur l’amour et le cinéma ou d’échos sémantiques subtils 102 , ces séquences suffiraient à montrer que le cinéma de Philippe Garrel reçoit une singulière énergie à sortir du cadre de l’« entre deux personnes ». Mais ces trois séquences font figure d’exception dans Les Baisers de secours : l’une parce qu’elle plonge le spectateur dans la pratique professionnelle et artistique de Jeanne quand les autres scènes ne font que l’évoquer ou se cantonnent à l’ordre de la vie privée, la deuxième parce qu’elle met en scène un effet de stupeur pour le personnage de Matthieu ce qui est un ressort dramatique bien inhabituel dans l’économie scénaristique des films de Philippe Garrel, la troisième enfin parce qu’elle possède, grâce à l’élégant et important dialogue à quatre voix qui s’y noue, un statut choral tout à fait étranger au reste du film. De même dans Le Cœur fantôme, le rêve de Philippe où il se trouve dans un wagon de train avec Mona et quatre autres passagers [séq. 21], le moment où Annie attend en file avec d’autres femmes dans la cour de la prison [séq. 4] ou la séquence à l’usine de confection textile dans laquelle on aperçoit des couturières au travail [séq. 58], rompent avec les espaces intimes dans lesquels les films de Garrel aiment à se loger et où se déploie le plus souvent une « coalescence de l’habiter et de l’être » 103 . Ils se présentent affectés d’une sorte de coefficient de particularisme qui les empêchent de mettre en crise la « règle » générale qui veut que les films ne s’aventurent pas, l’immense majorité du temps, à œuvrer au-delà de l’« entre deux personnes » 104 .

Ce sont au contraire l’insistance et la détermination avec laquelle Philippe Garrel s’emploie à ne faire voir que deux personnages – parfois tout au long d’une séquence, parfois sur la majeure partie de son temps – quand la situation dramatique globale en comporte plus qui retiennent l’attention. Dans Les Baisers de secours, Jeanne, Matthieu et Lo forment une cellule familiale à trois composantes et les scènes dans lesquelles ils sont réunis tous les trois ne sont pas peu fréquentes. Mais il faut attendre le plan dans lequel Lo monte sur son tricycle et se met à pédaler, alors que sa mère et son père marchent derrière lui sans un mot l’un pour l’autre, pour les voir tous les trois, de manière d’ailleurs assez brève, « pris » dans le même champ [séq. 17]. Auparavant, comme après, il est récurrent que l’un des trois – le plus souvent Matthieu – soit rejeté dans le hors-champ, uniquement rendu présent par la voix. D’une situation dramatique ternaire, Philippe Garrel offre à plusieurs reprises un traitement filmique amputé, le regard de la caméra étant comme fasciné, presque hypnotisé par l’une des trois micro-relations duelles possibles au sein des « trois corps » 105 . Dans ces moments, dialogue et représentation peuvent entrer dans un rapport dialectique qui joue de la « polyphonie informationnelle » 106 du langage cinématographique. Le sens de la séquence s’en trouve enrichi. Ainsi dans la séquence dans laquelle Matthieu menace de renoncer à faire son film plutôt que d’avoir à se justifier de son choix de ne pas prendre Jeanne pour le rôle. Jeanne martèle à Matthieu « tu m’aimes pas » et la discussion, en forme de dialogue de sourds, ne fait pratiquement intervenir que les deux adultes [séq. 10]. Lo, présent auprès de ses parents ne perd pas une miette de ce qui se dit, mais il ne glisse sa voix entre les voix de sa mère et de son père que par intermittence pour faire valoir ses préoccupations d’enfant. À la lecture du seul dialogue 107 , l’enjeu de cette séquence apparaît comme celui d’une confirmation : la confirmation de l’installation d’une incompréhension de plus en plus aiguisée entre Jeanne et Matthieu. Mais à la vision de la situation mise en scène, c’est le rapport corporel qui se tisse entre Lo et Jeanne, l’étonnante et émouvante imbrication de leurs postures autant que leur contact physique et tendre qui sont l’objet premier de la représentation. Ils figurent tout l’attachement qui existe entre une mère et son enfant [Planche I]. Ainsi, alors qu’au niveau sonore un lien amoureux se rompt à chaque réplique un peu plus, au niveau visuel un lien de filiation s’éprouve et se conforte un peu plus à chaque nouveau frottement de peaux. La crise qui affecte le couple Jeanne/Matthieu n’en apparaît alors que plus pénible et plus dramatique.

En deçà de ce qu’il produit du point de vue de la réception sémantique, un tel traitement filmique rend sensible l’intrigante faculté ou difficulté de Philippe Garrel à ne pas voir plus de deux alors que ses co-scénaristes et lui-même ont pris soin de créer une situation dramatique à trois personnages. Philippe Garrel pratique dans les films de la quatrième période un art de l’aveuglement partiel, une esthétique du regard borné : sa caméra sait avoir des œillères. Face à cette œuvre, résonne la formule suggestive de Michel Chion qui dit de l’écran cinématographique qu’il est le « lieu du pas-tout-voir » 108 . Mais ce « pas tout voir » est au service d’un « voir mieux », voire d’un « véritablement voir » : car la caméra produit 109 une vision élective et distinctive à travers laquelle ce qui est vu se fait essentiellement visible. Youssef Ishaghpour avance en effet l’idée que pour que

‘« le monde devienne visible, il faut que toute autre relation avec lui cesse afin que seule subsiste sa visibilité : il s’agit d’une expérience esthétique qui exige la suspension de tous les autres intérêts. […] Ce qui était inhérent à la photographie – que toute chose puisse être retirée du flux du monde, pour devenir, dans un acte d’ostentation, simplement visible – se réalise complètement avec le cinéma, car le cinéma est ce geste d’élévation-ostentation de toute chose donnée à la vision. » 110

Filmer, c’est nécessairement cadrer – donc couper – et enregistrer – donc prélever – une image de ce qui a été cadré. Cette image exclut, sur le plan strictement visuel, tout ce qui ne fait pas partie de cette image. De la sorte, le contenu de l’image cadrée se fait d’autant plus visible qu’une rupture avec et un rejet de tout ce qui n’est pas lui ont été opérés. Cette visibilité obtenue par fracture, valable aussi bien pour la photographie 111 que pour le cinéma, est encore accentuée concernant le cinéma en raison du dispositif de projection qui lui est inhérent. Ce « geste d’élévation-ostentation » dont parle Youssef Ishaghpour, c’est une métaphore de la projection : c’est elle qui élève les images au-dessus des yeux du spectateur de cinéma et agrandit 112 la dimension réelle des objets filmés, ce qui accroît leur visibilité.

Notes
101.

Pour reprendre l’expression qu’emploie Matthieu à deux reprises pour le qualifier.

102.

C’est le cas lors de la séquence de répétition de la scène 3 de La Bonne âme du Setchouan. Dans cette scène, Soun (l’homme) demande à Chen Té (la femme) : « Au fait qu’est-ce que tu en sais de l’amour ? » Chen Té répond : « Tout ! ». Mais Soun lui rétorque qu’elle n’en connaît rien. Ces propos ne peuvent que résonner avec certaines des paroles sur l’amour les plus affirmatives de Jeanne dans son monologue qui ouvre Les Baisers de secours : « Pourtant, c’est ça aimer, ça n’est que ça : c’est voir l’autre en même temps qu’on se voit, c’est pas se voir quand on voit l’autre. » Jeanne, comme Chen Té, est celle qui croit savoir ce qu’est l’amour. Il y a là une sorte d’identification de la comédienne à son rôle dans laquelle il est permis de voir l’origine de l’impossibilité dans laquelle se trouve Jeanne de comprendre pourquoi Matthieu considère que sa femme peut jouer « elle », mais pas son rôle.

103.

Jacques Aumont, À quoi pensent les films, op. cit., p. 139.

104.

Dans La Naissance de l’amour, une autre séquence apparaît symptomatique du refus de scènes à grands nombres de personnages dont témoignent les films de la quatrième période : celle de la répétition d’une scène du Cercle de craie caucasien de Bertolt Brecht. Si la séquence est traitée en deux plans en champ-contrechamp, seul le deuxième plan, très bref, est focalisé sur les six comédiens qui figurent dans la distribution. Le premier plan, lui, est entièrement dévolu aux allées et venues du metteur en scène, Georges Lavaudant : si les deux femmes et l’enfant qui participent à l’épreuve du cercle de craie sont visibles par intermittence, le point focal de la caméra n’en demeure pas moins exclusivement fait sur Lavaudant.

105.

Gilles Deleuze considère que « ce que Garrel exprime au cinéma, c’est le problème des trois corps : l’homme, la femme, l’enfant. » Cf. Gilles Deleuze, L’Image-temps, op. cit., pp. 258-259.

106.

Roland Barthes appliquait cette expression à la « théâtralité », qu’il définissait comme « une épaisseur de signes » (laissant d’ailleurs explicitement de côté, pour les commodités de sa démonstration, le problème du cinéma). Mais André Gaudreault souligne à juste titre que le cinéma partage avec le théâtre cette « polyphonie informationnelle ». Cf. respectivement, Roland Barthes, Essais critiques, Paris, Seuil, 1964, p. 258 et André Gaudreault, Du littéraire au filmique, Système du récit, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1988, p. 30.

107.

Cf. Annexe III.

108.

Michel Chion, La Toile trouée, Paris, Cahiers du cinéma-Éditions de l’Étoile, coll. « Essais », 1988, p. 151.

109.

Sur la distinction qu’il convient d’effectuer entre caméra simplement reproductive et caméra productive, Cf. Youssef Ishaghpour, Le Cinéma, Paris, Flammarion, coll. « Dominos », 1996, p. 98.

110.

Youssef Ishaghpour, op. cit., pp. 88 et 89. Youssef Ishaghpour fait remonter à la préhistoire et aux peintures rupestres cette visibilité fondamentale attachée aux arts de l’image et dont le cinéma formerait, jusqu’à aujourd’hui, le point d’accomplissement : « Voit-on quelque chose parce que simplement on le regarde ? Sinon, pourquoi avoir pénétré dans les entrailles de la terre, pour peindre ces images aussi ressemblantes ? Ne fallait-il pas ces gigantesques chambres noires pour que le monde devienne visible ? Est-ce que ce retrait loin du donné et de la visibilité immédiate et cette irréalité des images, dans leur distance et leur élévation-ostentation, ne sont pas la condition nécessaire pour que le monde se rende visible, accède à l’existence en se donnant à voir ? »

111.

Stanley Cavell écrit ainsi : « Quand une photo est découpée, le reste du monde en est exclu par ce découpage. La présence sous-entendue du reste du monde et son rejet explicite sont aussi essentiels dans l’expérience d’une photo que ce qu’elle présente explicitement. Un appareil-photo est une ouverture dans une boîte : c’est là le meilleur emblème du fait qu’un appareil fixé sur un objet tient à l’écart le reste du monde. On a fait l’éloge de l’appareil-photo parce qu’il étendait les sens ; peut-être mérite-t-il plus d’éloges, du train dont va le monde, parce qu’il les borne, parce qu’il laisse de la place à la pensée. » Cf. Stanley Cavell, La Projection du monde (1971), trad. fr., Paris, Belin, 1999, p. 52.

112.

Jean-Luc Godard dans Histoire(s) du cinéma en tire cette conclusion radicale : « L’histoire du cinéma c’est la plus grande de toute, parce qu’elle se projette. » Cf. Histoire(s) du cinéma, épisode 2A (France, 1998).