Usant de cadres resserrés et de gros plans électifs, tournés sur des supports argentiques qui offrent leur pleine potentialité à être projetés, les films de la quatrième période du cinéma de Philippe Garrel s’inscrivent dans une démarche classique 113 d’accentuation de la visibilité. Où réside alors leur spécificité et, peut-être, leur modernité ? Dans cette volonté plusieurs fois manifeste de filmer à rebours des situations dramatiques élaborées au niveau du scénario. Une forme de subversion du dramatique et du profilmique se fait ainsi jour, pour faire surgir un « entre deux personnes » purement filmique et accroître la visibilité du lien qui s’y dessine en l’exhibant.
C’est le sens de la séquence du repas chez Clara et Jean dans La Naissance de l’amour que de le mettre en évidence [séq. 32]. Cette séquence est bâtie sur une logique de distinction : distinction de la relation duelle tissée entre Paul et Ulrika à l’exclusion du réseau plus vaste de relations possibles dans lequel sont inscrits les deux personnages. Cette logique de distinction vise à figurer que ce qui a lieu entre Ulrika et Paul, au point de vue aussi bien physique que sentimental et psychologique, constitue pour eux la seule actualité du moment. Après des semaines, des mois peut-être, de séparation, Paul et Ulrika se retrouvent à l’occasion d’un dîner à Saint-Cloud dans la maison de Clara et Jean, un couple d’amis. Après quelques plans tournés dans la cuisine au cours desquels le contact a été repris, intervient la séquence du dîner proprement dit. Mais dès le premier plan, seuls Ulrika et Paul sont présents dans le champ, filmés de biais en plan rapproché. Les autres convives se retrouvent rejetés dans le hors-champ : les uniques signes corporels visibles et tangibles d’autres personnes entourant Paul et Ulrika sont l’apparition fugitive du bras du convive qui se trouve assis à table à la droite d’Ulrika tendant son verre de vin et, à deux reprises, le visage de Jean. Trois plans plus tard, seul un gros plan de Marcus, sans doute assis en face de Paul, certifie au spectateur l’identité d’un autre personnage présent lors du repas. Pour le reste, le hors-champ est habité de bruits divers, de toussotements, de rares paroles à peine audibles qui témoignent d’un nombre conséquent de personnes entourant Paul et Ulrika, mais sans jamais qu’un quelconque élément ne permette au spectateur de se faire une idée exacte du nombre de présents. Visuellement, Philippe Garrel accumule au contraire les plans qui élisent l’« entre deux personnes » purement filmique Ulrika/Paul et le distinguent, l’extraient même de la situation dramatique beaucoup plus peuplée. Ainsi, à deux reprises, la caméra passe sous la table pour venir filmer en très gros plan, d’abord la main droite de Paul qui vient chercher la main gauche d’Ulrika pour la ramener sur sa jambe, en la tenant avec tendresse, puis un plan montrant les deux mains jointes sous la table. Par conséquent, si cette séquence ne laisse aucun doute sur le fait que de nombreuses personnes participent au repas, il n’en demeure pas moins que sa part essentielle est fondée sur une dialectique entre un refus de voir une situation d’ensemble et une volonté de voir mieux un micro-ensemble formé par Ulrika et Paul. Micro-ensemble qui pour le spectateur aussi devient la seule actualité.
Stanley Cavell note en effet : « Tôt dans son histoire, le cinéma a découvert la possibilité d’attirer l’attention sur des personnes ou des parties de personnes ou des objets ; mais il y a également une autre possibilité du moyen d’expression, qui est de ne pas attirer l’attention sur elles mais de laisser plutôt le monde se produire, de laisser ses parties attirer l’attention sur elles selon leurs poids naturel. Cette possibilité est moins explorée que son contraire. Dreyer, Flaherty, Vigo, Renoir et Antonioni y sont passés maîtres. » Cf. op. cit., p. 54. Souligné par l’auteur. Philippe Garrel s’inscrit donc clairement dans la possibilité la plus explorée.