Isolement, esseulement, solitude

Pour être pleinement valide, un tel constat esthétique doit faire un sort aux nombreuses séquences dans lesquelles apparaît un personnage seul. L’isolement, l’esseulement et la solitude sont d’évidents motifs garreliens et sont souvent occasion de situations dramatiques émouvantes, voire déterminantes sur le plan de la narration. Dans Le Cœur fantôme, la longue séquence dans laquelle Philippe se remet véritablement 115 à peindre, seul face à sa toile dans son atelier, constitue un événement dramatique majeur dans un film où, très perturbé d’avoir dû quitter son foyer, rongé de culpabilité après avoir « abandonné » ses enfants, il s’était retrouvé jusqu’ici en panne d’inspiration, incapable de finir ses tableaux ou séchant dans un face-à-face stérile devant une immense toile blanche [séq. 67]. Philippe Garrel, dans cette séquence, ne s’intéresse guère au faire du personnage mais à son être. Ce n’est pas le travail de création et d’élaboration progressive de la toile qu’il choisit de montrer. Ce n’est pas un accompagnement au plus près des gestes par lesquels naît la peinture qui intéresse le cinéaste 116 – comme ce peut être le cas dans les plans d’ouverture du Van Gogh 117 de Maurice Pialat, pour prendre l’exemple d’un film d’un cinéaste avec lequel il a paru souvent évident de faire un parallèle avec Philippe Garrel 118 . C’est la concentration, la tension, l’espèce de sérénité aussi, que peut exprimer le visage d’un homme quand il est tout entier le miroir extérieur d’une âme en création. La solitude du personnage est ici de l’ordre de la « solitude de l’artiste » 119 qu’évoque Maurice Blanchot à propos de la création littéraire : solitude positive où le créateur se retrouve lui-même avec lui-même, solitude qui est « recueillement » 120 et ouvre à un travail de création où il devient aussi, selon les vues de Gilles Deleuze, « le médecin de lui-même » 121 . Cadré dans la majeure partie de la séquence en très gros plans, Philippe Klein est essentiellement réduit à son visage : le visage d’un homme renouant avec lui-même. Celui-ci retrouve dans cette longue plage de travail une intégrité qui jusqu’ici lui faisait défaut, incapable qu’il était de se situer entre son ancienne position de père auprès de ses enfants et sa nouvelle condition de père en dehors de la cellule familiale. Parce qu’il est à nouveau capable de peindre et parce que c’est cette capacité qui est figurée bien plus que le résultat auquel cette capacité aboutit, cette séquence invite donc à comprendre que Philippe accepte désormais sa nouvelle condition : celle de père ne vivant plus auprès de ses enfants 122 , l’acceptation de cette nouvelle condition faisant l’essentiel de son parcours psychologique dans Le Cœur fantôme 123 .

Force est pourtant de constater que ce moment de solitude bienheureuse tranche avec la majorité des autres moments d’isolement et d’esseulement. Ils sont la plupart du temps l’expression d’une solitude vécue sur un mode pénible, profondément triste, voire tragique. Il en est ainsi des plans de J’entends plus la guitare qui montrent Gérard, quitté par Marianne, accablé par une profonde déprime qui le vautre tout habillé sur son lit, incapable de rien, cherchant à fuir dans le sommeil l’état sentimental misérable dans lequel il se trouve [séq. 21 et séq. 23]. De même, un plan des Baisers de secours exprime figuralement l’état de morosité qui accable Matthieu après qu’il a trouvé un homme dans le lit de Jeanne [séq. 13]. Assis seul à l’extérieur sur le perron de son appartement-atelier, sa présence dans le champ se devine plus qu’elle ne se voit, tant il apparaît comme une ombre parmi les ombres, comme rongé par la nuit charbonneuse. L’état de noirceur qui s’amalgame en tâches sombres à la surface de l’image traduit visuellement la noirceur d’âme qui étreint à cet instant là Matthieu. De tels plans donnent à voir que la solitude est l’un des problèmes existentiels profonds des personnages garreliens. Gérard et Matthieu, rendus à eux-mêmes, rendus à eux seuls, sont dans un état d’accablement qui dit la douleur généralement engendrée par la solitude en terre garrelienne. La solitude provoque comme une trouée, une béance dans l’être : l’apparition d’un manque insupportable. Gérard le dit explicitement après que Marianne l’a quitté – « c’est comme si j’avais un trou là, au milieu de la poitrine » [séq. 19] – , ce qui vaut sans doute pour tous les personnages des films de la quatrième période qui se trouvent faire l’expérience de la solitude contre laquelle tout leur être proteste. Des paroles de Gérard, auxquelles font écho tant et tant de paroles blessées émises par d’autres personnages, on peut conclure que c’est être en couple, c’est l’« être à deux » qui veut véritablement dire être dans le cinéma de Philippe Garrel. Comme l’écrit la sœur d’Ulrika dans la lettre que cette dernière lit à Paul avant de le quitter définitivement dans La Naissance de l’amour : « Il n’y a pas pire que la solitude » [séq. 41]. Le sentiment et l’état de solitude sont un état et un sentiment qui aspirent toujours à être dépassés – fût-ce pour que les protagonistes se retrouvent peut-être encore plus seuls quand ils se découvrent mal appariés 124 ou, plus essentiellement encore, pour qu’ils fassent l’expérience que « le pathétique de la relation érotique, c’est le fait d’être deux, et que l’autre y est absolument autre. » 125

Notes
115.

Seul auparavant un plan montrait Philippe en train de cerner de noir une figure déjà peinte. Mais, comme pour minorer l’importance de ce geste, Philippe est filmé à distance, en plongée marquée : contrairement à la séquence où Philippe se remet vraiment à peindre, la caméra ne fait pas corps avec lui.

116.

Le seul geste sur lequel s’attarde Philippe Garrel est celui du mélange des couleurs.

117.

Maurice Pialat, Van Gogh (France, 1991).

118.

Jean-Marc Lalanne écrit ainsi : « Cette dernière séquence bouleversante, qui voit Philippe apprendre qu’il sera à nouveau père le jour de l’enterrement du sien, évoque bien évidemment Le Garçu – comme si là encore un ordre naturel des choses faisait se coïncider les préoccupations des deux auteurs les plus importants du cinéma français. » Cf. Jean-Marc Lalanne, « Le Cœur fantôme » in Cahiers du cinéman° 501, avril 1996, p. 54. Voir aussi sur ce rapprochement Garrel/Pialat le numéro spécial des Cahiers du cinéma dont l’actrice Isabelle Huppert était la rédactrice en chef invitée et pour lequel elle a provoqué une rencontre entre les deux cinéastes qui a débouché sur une très intéressante conversation. Cf. Isabelle Huppert, « Philippe Garrel, Maurice Pialat » in Cahiers du cinéma, n° 477, mars 1994, pp. 22-31.

119.

Maurice Blanchot, L’Espace littéraire (1955), Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1995, p. 13. Maurice Blanchot fait ici référence à ces lignes de Rilke adressée à la comtesse de Solms-Laubach : « Depuis des semaines, sauf deux courtes interruptions, je n’ai pas prononcé une seule parole ; ma solitude se ferme enfin et je suis dans le travail comme le noyau dans un fruit. »

120.

Maurice Blanchot, op. cit., p. 13.

121.

Gilles Deleuze écrit sur l’écrivain ces lignes qui semblent pouvoir être appliquées aux artistes en général : « On n’écrit pas avec ses névroses. La névrose, la psychose ne sont pas des passages de vie, mais des états dans lesquels on tombe quand le processus est interrompu, empêché, colmaté. La maladie n’est pas processus, mais arrêt du processus, comme dans le “cas Nieztsche”. Aussi l’écrivain comme tel n’est-il pas malade, mais plutôt médecin, médecin de soi-même et du monde. » Cf. Gilles Deleuze, Critique et clinique, op. cit., pp. 13 et 14.

122.

Cette lecture est d’autant plus motivée que Philippe Klein affirme à sa mère que sa peinture est désormais moins importante pour lui que ses enfants, qu’elle ne lui sert plus qu’à les « faire vivre » [séq. 5].

123.

L’importance de cette séquence où Philippe se remet à peindre est on ne peut plus confirmée par le fait que Philippe Garrel fait suivre presque immédiatement cette séquence de la plus longue des séquences où Philippe se trouve en voiture avec son père et où ce dernier affirme à son fils l’inutilité de se sentir coupable de quelque chose qu’il « ne pouvai[t] pas ne pas faire ». C’est parce que Philippe s’est déjà retrouvé intérieurement qu’il peut entendre les paroles sous forme de morale énoncée par son père. On notera que, dans la perspective d’une étude sur l’« entre deux personnes », l’enchaînement de ces deux séquences n’est pas anodin : la séquence entre Philippe et son père paraît tirer les conclusions et rendre particulièrement explicite ce qui n’était qu’implicite dans la séquence-peinture. De ce point de vue, comme on va le voir, la séquence où Philippe est seul n’échappe pas à une logique qui veut que les moments solitaires permettent de donner une densité dramatique accrue à certaines situations entre deux personnes qui viennent après.

124.

Didier Péron postule, à propos du Cœur fantôme, que l’une des questions qui tenaillent les protagonistes est : « À quoi bon être deux si c’est pour se sentir exponentiellement toujours plus seul ? » Cf. Didier Péron, « Un homme, deux femmes, toujours » in Libération, 28 mars 1996 (www.liberation.fr)

125.

Emmanuel Lévinas, Éthique et infini, op. cit.,  p. 58.