En ce sens, les phases de solitude vécues par certains personnages ne font que rendre plus cruciaux les moments entre deux personnes. Dans J’entends plus la guitare, Martin, quitté lui aussi par Lolla, vient rendre visite à Gérard pour que leurs deux solitudes déprimantes trouvent un peu à s’oublier dans des instants d’amitié partagée [séq. 23] ; et il est significatif que le film apprenne au spectateur leur nouvel état mutuel de solitude à l’occasion d’une séquence de conversation entre les deux hommes au café, laissant peut-être entendre que leur premier réflexe fut de se retrouver [séq. 19]. Dans Les Baisers de secours, si Matthieu souffre de vivre seul dans sa chambre d’hôtel après avoir été mis à la porte par Jeanne, il reçoit néanmoins un certain réconfort à partager la compagnie de son père ou de son fils [séq. 21, séq. 23]. Dans La Naissance de l’amour, la relation duelle 126 entre Paul et Marcus permet à ce dernier, dans les diverses situations entre deux personnes où cette relation s’éprouve, de confier à l’autre ses angoisses, ses conceptions politiques ou artistiques dans une sorte de monologue intermittent, mais sensible à la parole de l’autre 127 , qui semble le meilleur antidote à la logique solipsiste dans laquelle enferme la solitude amère de l’homme quitté [séq. 20, par exemple].
Les états solitaires des personnages principaux (qu’en toute rigueur il conviendrait de nommer des étapes) ont ceci de frappant qu’ils ne sont le plus souvent que les creux d’existences en attente d’un autre avec lequel partager sa vie – autre que le plus souvent ils trouvent. Gérard, Paul et Philippe, respectivement dans J’entends plus la guitare, dans La Naissance de l’amour et dans Le Cœur fantôme finissent tous trois par se lier avec une femme qui leur ouvre les portes d’un avenir et d’un devenir à deux. Dans Les Baisers de secours, la crise par laquelle en passe le couple Jeanne/Matthieu ne paraît a posteriori si « dérisoire » 128 que parce qu’elle est une crise surmontée et permet au couple de se ressouder et de rendre à la famille son noyau primitif. Or, à chaque fois, c’est une situation dramatique entre deux personnes à laquelle Philippe Garrel donne une ampleur narrative conséquente – une scène de rencontre impromptue pour Gérard, Paul et Philippe [respectivement, séq. 34, séq. 45, séq. 13], une tendre scène de retrouvailles avec Jeanne pour Matthieu [séq. 29] – qui change le cap du cours de leur existence, de manière toujours inattendue pour le spectateur. C’est parce que tout d’un coup, dans l’ignorance du reste du monde, dans un coin de terre à l’écart (une chambre, un grand appartement vide, le recoin d’un café) ou presque désert (un carrefour de rues), un lien se noue ou se renoue entre une femme et un homme que le sentiment de solitude s’évanouit pour laisser place à l’amour. On notera donc comme un fait important et comme le contraire d’un paradoxe que Philippe Garrel intitule La Naissance de l’amour un film dont le moins que l’on puisse dire est que sa tonalité générale n’est pas particulièrement enjouée : c’est là le signe que l’amour qui naît entre deux êtres – la Jeune Femme et Paul – est une force capable de faire oublier nombre de tourments liés au manque d’un autre qui vous aime 129 et au sentiment d’angoissante solitude qui lui est lié. Il faut qu’un drame absolu et terrifiant comme un suicide vienne briser à jamais l’élan de cette recherche de l’amour pour que la rencontre de l’autre ne débouche sur rien 130 et que la « seule solution » 131 qu’on trouve soit à son tour celle de la mort volontaire. Cette tragédie amère et sans issue, c’est celle vécue par Serge dans Le Vent de la nuit. Elle fait de ce film le plus désespéré et le plus étouffant de la quatrième période 132 .
Nous parlons de manière volontairement abstraite de relation duelle parce que rien ne dit à la seule vision du film que Marcus et Paul sont amis (même si tout le laisse supposer) : ils pourraient être frères. Notons tout de même que le paratexte lève l’hypothèque sur la possibilité d’une telle lecture : Marc Cholodenko, dans l’interview qu’il a accordée aux Cahiers du cinéma à la sortie de La Naissance de l’amour laisse clairement entendre que le personnage de Marcus est censé le représenter. Cf. « Entretien avec Marc Cholodenko », art. cit., p. 38.
À cet égard, le personnage de Marcus, interprété par Jean-Pierre Léaud, apparaît aux antipodes du personnage de René que le même Jean-Pierre Léaud interprétait quelques années auparavant dans Rue fontaine (1984), le court-métrage réalisé par Philippe Garrel pour figurer dans le « film à sketches » Paris vu par…, 20 ans après (France, 1984). René, lorsqu’il rencontre le personnage de Louis (Philippe Garrel), se lance dans la longue confession de ses douleurs et de ses déboires amoureux sous la forme d’un soliloque emporté, frisant parfois l’hystérie, qui dit dans quelle logique solipsiste il est littéralement enfermé. Il vit d’ailleurs à moitié reclus dans son minuscule appartement dans lequel il finit par se donner la mort. Traduisant de manière sonore et figurative cet « isolationnisme » par lui-même de René, Philippe Garrel choisit pendant toute la durée du monologue de ne pas faire intervenir dans la conversation le personnage qu’il interprète et, surtout, de le rejeter dans le hors-champ droit immédiatement contigu au champ : René apparaît donc seul visible à l’écran, cadré en plan rapproché, comme enfermé dans sa parole en forme de ressassement.
Matthieu dit à Jeanne, après que celle-ci l’a rejoint dans sa chambre d’hôtel et qu’ils se sont longuement embrassés, donnant à leur couple un nouveau départ : « Tu sais, comparé à une vie, tout ça est dérisoire. » [séq. 29].
Paul et la Jeune Femme ont tous deux vécus des expériences amoureuses douloureuses avant de se rencontrer. Si les déboires sentimentaux de Paul avec Ulrika sont amplement développés, c’est presque au détour d’une conversation que l’on comprend que la Jeune Femme s’est jetée sous une voiture par dépit amoureux [séq. 61].
Hélène, dont on pourrait pourtant supposer qu’elle représente pour Serge la femme capable de le faire sortir de ses obsessions suicidaires parce que, contrairement à son épouse, elle a réchappé à sa tentative de suicide et est la preuve littéralement vivante que le suicide n’est pas une fatalité, ne détourne cependant pas Serge de son « projet » : leur brève nuit d’amour semble au contraire le précipiter vers la mort. Qu’une rencontre et la nuit d’amour qui en découle ne débouche pas sur la naissance d’un nouveau et durable couple représente l’un des événements importants du Vent de la nuit et suffit à le distinguer des quatre films qui le précèdent.
Ce sont les mots de Serge dans la lettre qu’il laisse à son frère : « Jérôme, j’ai décidé de quitter cette vie. Ne sois pas trop peiné pour moi. C’est la seule solution que j’ai trouvée. » [séq. 49].
Le Vent de la nuit devait initialement s’intituler Les Orages immobiles. Un tel titre métaphorique, en regard d’un titre comme La Naissance de l’amour, dit combien Philippe Garrel avait au départ pour intention de faire porter l’accent sur l’impossibilité de se sortir du malheur dans lequel se trouve Serge.