Plutôt que de remettre en cause la prééminence et la prégnance de l’« entre deux personnes », les scènes solitaires participent donc d’une logique générale qui vise à rendre plus denses les situations entre deux personnes. Elles contribuent en particulier – tout en ne « servant » pas qu’à cela, bien entendu – à restituer à certains moments entre deux personnes une pleine valeur d’événement. Les scènes de rencontre amoureuse sont ici remarquables. Si comme le veut Jean-François Lyotard « l’événement ne peut pas être posé ailleurs que dans l’espace vacant ouvert par le désir » 133 , les situations entre deux personnes par lesquelles les personnages sortent de la solitude qu’ils désiraient de tout leur être dépasser se présentent comme l’événement même de leur existence filmique. On pourrait objecter que c’est la nature de ce qui a lieu lors de ces situations – une rencontre inattendue où naît le sentiment amoureux – qui fait événement, non l’« entre deux personnes » en lui-même. Mais décorréler ainsi l’événement diégétique de la situation dramatique qui le permet, c’est oublier que Philippe Garrel met à chaque fois en scène les rencontres amoureuses au cours de situations strictement entre deux personnes et c’est bien ici ce qui retient l’attention 134 . Ce qui fait événement en l’occurrence, ce n’est pas seulement ce qui a lieu. C’est le fait que ce qui a lieu surgit toujours au sein d’un dispositif dramatique qui est le moins événementiel qui soit. Par conséquent, de diégétique qu’il est au départ, l’événement devient aussi esthétique et accroît le statut primordial de l’« entre deux personnes ».
L’« entre deux personnes » ne perd donc rien de son statut prépondérant à être rapporté aux moments où est mise en scène la solitude des personnages. Au contraire, pour le spectateur, voir un personnage seul, dès l’instant où sa présence possède une importance dramatique, pourrait bien générer chez lui l’attente de le voir figurer par la suite dans un moment d’entre-deux. Il est en tout cas symptomatique qu’Hélène, dans La Naissance de l’amour, fasse fugitivement retour lors de ses poignantes retrouvailles avec Marcus, alors que sa dernière apparition, bien antérieure, la montrait seule, dans sa chambre, en sous-vêtements affriolants [séq. 55 et séq. 23]. De même dans Le Cœur fantôme, on peut trouver significatif que Moand aperçu lors de sa première apparition seul en prison, bras croisé, attendant la visite d’Annie [séq. 4], ne soit plus montré par la suite qu’en couple avec Annie [séq. 16 et séq. 27]. Seule la mort semble pouvoir aller à l’encontre de ce qui s’esquisse ici moins comme un processus que comme un penchant dramaturgique. Dans J’entends plus la guitare, l’ultime présence de Marianne est solitaire, au café, le visage noyé de larmes après qu’Aline l’a quittée sur un mouvement d’humeur : c’est la dernière image de tristesse d’une « héroïne » 135 dont le spectateur ne tarde pas à apprendre la mort [séq. 42]. Des cinq films de la quatrième période, il est notable que seul Le Vent de la nuit – film dans lequel le personnage vit une situation-limite, comme il a déjà été dit – se termine sur une scène où un personnage se retrouve pathétiquement seul [séq. 49]. Dans les quatre autres films, et quelle que soit sa nature, c’est toujours une scène entre deux personnages sur lequel le film se clôt. Il y a là comme une nécessité dramaturgique, presque un mouvement téléologique qui se dessine.
Jean-François Lyotard, Discours, figure (1971), Paris, Klincksieck, coll. « Esthétique », 1985, p. 22.
Sur la rencontre amoureuse dans les films de la quatrième période, cf. Chapitre II.
En quittant Marianne, Jeanne lui lance, en un jeu de mots douteux que Marianne relève ironiquement : « Salut, l’héroïne ! » [séq. 42]. Sauvage innocence retrouve cette homonymie entre « héroïne » (le personnage féminin principal) et « héroïne » (la drogue) : François Mauge veut tourner un film « contre l’héroïne » (la drogue) mais finit surtout pas le tourner contre l’héroïne féminine.