2. La scène-monde

« La scène de ce drame est le monde… »
Paul Claudel.

Le « monde » dans les films de la quatrième période du cinéma de Philippe Garrel est étrangement désert. Paris, Positano, Rome ou Venise et même certains tronçons d’autoroute en Italie et en Allemagne apparaissent souvent comme des lieux vidés de toute figure humaine – à l’exception des protagonistes principaux. La station de métro Vaneau, où se retrouvent en vis-à-vis Jeanne et Minouchette dans Les Baisers de secours [séq. 45], la rame de métro dans laquelle se croisent Martin et Gérard dans J’entends plus la guitare [séq. 27], l’esplanade devant la Gare de l’Est sur laquelle s’enlacent Ulrika et Paul dans La Naissance de l’amour [séq. 9], les stations-service où Serge et Paul s’arrêtent en Allemagne dans Le Vent de la nuit [séq. 32 et séq. 41] sont autant d’endroits publics qui seraient morts ou fantômes, si les figures humaines voulues par Philippe Garrel ne se donnaient à voir. Le voyage en Italie de Justine et Philippe est à cet égard exemplaire [séq. 38 et séq. 48]. Sur la plage, dans les rues, à la gare, sur le bateau qui les mène à Capri, il ne semble pas y avoir âme qui vive et les amants ne croisent personne ; sinon la silhouette fugitive d’un couple qui passe derrière eux au moment où ils regardent dans la vitrine d’un bijoutier les deux anneaux jumeaux qu’ils vont acheter, silhouette d’ailleurs rendue dissemblante par le filmage en longue focale ; sinon quelques voitures, de nuit, à l’instant de regagner leur hôtel. L’Italie n’a (presque) plus de population, plus d’habitant, plus de touriste et c’est littéralement que, dans les films de la quatrième période, les amoureux sont seuls au monde.

De ce point de vue, le plan sur la place de la République qui ouvre la quatrième partie de J’entends plus la guitare [séq. 34], avec ses nombreuses voitures, avec sa rumeur sonore qui donne le sentiment d’un grouillement urbain n’est si singulier que parce qu’il fait surgir au cœur du film une agitation humaine qui lui est la plupart du temps étrangère et avec laquelle il s’empresse de rompre. Il souligne d’ailleurs, dans un geste d’énonciation net 136 – un fading sonore – qu’il manifeste cette rupture. D’un point de vue dramatique, un tel procédé ne donne que plus d’ampleur encore au silence qui suit et qui va entourer et accompagner toute la rencontre en appartement de Gérard et Aline. Il en va de même du plan qui clôt la séquence de rencontre entre la Jeune Femme et Paul dans La Naissance de l’amour [séq. 45]. Alors que l’espace intérieur du café dans lequel ils font connaissance ne laisse voir ni entendre aucun autre personnage 137 , au moment où Paul et la Jeune Femme sortent dans la rue ils s’éloignent dans un coin de ville animé, traversé de voitures et de passants, comme si le couple encore en devenir devait nécessairement faire retour dans les turbulences du monde après les minutes du premier contact vécues à l’écart dans une parenthèse d’espace. Dans Le Vent de la nuit, la séquence dans laquelle Hélène, Paul et Serge dînent dans un restaurant japonais laisse voir de nombreux autres clients en arrière-plan [séq. 44]. Mais, là encore, un tel nombre de figurants semble surtout anticiper sur la suite afin d’en ménager le poids dramatique : le nouveau et inattendu couple que forment Hélène et Serge au sortir du restaurant, traversant la place André Malraux déserte, n’en paraît que plus resserré et plus porté par une affinité élective à laquelle la piteuse fuite de Paul a donné l’occasion de naître. Cependant, outre leur fonction dramatique, de tels plans ont pour vertu de provoquer des effets de réel, d’autant plus sensibles qu’ils sont rares. Ils ménagent en effet au sein des films de la quatrième période une teneur documentaire, laquelle n’est sans doute pas négligeable dans le sentiment de réalisme qui en émanent.

Notes
136.

Dans le deuxième plan, qui suit le plan sur la place de la République et montre Gérard dans la cuisine de l’appartement qu’il occupe, la rumeur urbaine disparaît. Mais plutôt que de la faire disparaître cut – comme le voudrait pourtant l’ellipse temporelle entre le plan 98 et le plan 99, très sensible par le fait que Gérard est en train d’allumer le gaz dans le plan 99 alors qu’il est à peine sorti du champ quand s’achève le plan 98 – Philippe Garrel la fait mourir dans un fading sonore, qui « fait entendre » que la rumeur urbaine est estompée et que c’est à dessein que le film en termine avec elle.

137.

Il est symptomatique de ce point que vue qu’il ne soit pas donné à voir au spectateur le garçon qui a apporté le café de la Jeune Femme pendant qu’elle était aux toilettes, ni même qu’il lui soit donné à entendre la commande de ce café par Paul, comme si les autres figures qui devraient nécessairement se trouver dans ce café n’existaient pas.