De tels moments filmiques font pourtant exception et la plupart du temps c’est le sentiment d’artificialité sécrétée par les nombreux lieux vidés 138 qui s’impose. Cette impression d’artificialité produit des effets de sens d’autant plus forts que ce vide des lieux est récurrent et constitue un nouveau point saillant stylistique. Il signifie d’abord que Philippe Garrel ne cherche pas le plus souvent à restituer avec sa caméra le monde tel qu’il l’aurait trouvé, brut, à l’instant du tournage. Le monde enregistré est un monde passé au filtre de son regard et de sa mise en scène. Plutôt que de réinjecter ses fables et ses personnages dans la pâte du monde, pour provoquer par ce biais une contamination réciproque de la fiction par le réel et du réel par la fiction, Philippe Garrel procède au contraire à une décantation de la réalité afilmique 139 . Le monde est alors surtout vision du monde. De la sorte, le monde est mutatis mutandis d’abord donné à voir comme l’équivalent d’un plateau scénique aux dimensions démesurées. Il n’est peuplé que des figures vraiment désirées par le metteur en scène. Dans les films de la quatrième période, le monde apparaît surtout comme une scène-monde.
On aura compris que l’expression « lieux vidés » doit s’entendre comme la contraction de lieux vidés de toute figure humaine autre que celles qui intéressent Philippe Garrel. En ce sens, les lieux ne sont pas totalement vides, à l’inverse de ce que suppose l’expression « lieux vidés » chez Gilles Deleuze lorsqu’il en pointe quelques exemples (en particulier chez Antonioni) dans le chapitre de L’Image-mouvement consacré aux espaces quelconques. Cf. Gilles Deleuze, L’Image-mouvement, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1983, pp. 145-172.
« Afilmique : qui existe dans le monde usuel, indépendamment de tout rapport avec l’art filmique, ou sans aucune destination spéciale et originelle en rapport avec cet art. » Cf. Étienne Souriau, L’Univers filmique, Paris, Flammarion, 1953, p. 7.