Les espaces décantés contribuent à renforcer la puissance et l’efficacité dramatiques des situations mises en scène. Philippe Garrel paraît en effet procéder à une véritable « ablation », geste moderne par excellence selon Luc Moullet 140 , des figures humaines non nécessaires à la situation filmée. Les phénomènes de parasitages sont ainsi jugulés. L’accès du spectateur au nerf dramatique des scènes en devient plus direct. Un tel phénomène ne retient si fortement l’attention que parce que Philippe Garrel tourne en décor extérieur et non en studio. C’est un modelage d’une réalité qui, dans l’absolu, aurait pu être plus peuplée qui est opéré au tournage, non une reconstruction totale des environnements filmés. Dans cette perspective, il est possible de voir une raison différente de celles évoquées plus haut dans le grouillement humain du monde qui surgit par intermittence dans les films. Une raison énonciative à fonction métadiscursive : celle de rappeler au spectateur que l’image de la réalité que les films forgent la majeure partie du temps aurait pu être autre et, par voie de conséquence, que cette image a une valeur hautement signifiante. Dans La Naissance de l’amour, lorsque Paul aborde une femme à Cadix, la scène se déroule sur une sorte de place ou esplanade vide, blanche et vierge, dominant la mer [séq. 27]. Elle frappe par son aspect désertique, presque désolé. Cette impression est d’autant plus marquée que la femme est d’abord filmée seule, en travelling avant, marchant dos à la caméra sur la vaste étendue vide, jusqu’à la rambarde qui interrompt la place [Planche II]. L’espace traversé est ainsi dévoilé dans toute sa nudité et fait songer à ces socles à peu près plats et austères sur lesquels Alberto Giacometti situe souvent ses nombreuses représentations longilignes et tourmentées d’hommes qui marchent où semblent fichés en terre, tels des arbres humanisés ou plutôt des humains arborisés 141 . L’apparition dans le champ de Paul, que rien ne laissait présager, prend un tour à la fois artificiel et événementiel qui donne un poids supplémentaire à sa décision d’accoster la jeune femme. Mais la place vide signifie aussi par son vide même : celui-ci signale, par une sorte de défaut de visibilité et par le manque à voir qu’il génère, que seul est à voir justement le premier contact entre un homme et une femme, c’est-à-dire l’enjeu même de la situation mise en scène.
Michel Delahaye et Jean Narboni, « Entretien avec Luc Moullet » in Cahiers du cinéma n° 216, octobre 1969, pp. 61-62.
Cf. par exemple Trois hommes qui marchent (Bronze, 1948), La Place (composition avec trois figures et une tête) (Bronze peint, 1950), La Forêt (place, sept figures, une tête) (Bronze, 1950)ou La Clairière (composition avec neuf figures) (Bronze peint, 1950). Mais l’une des différences majeures entre Garrel et Giacometti est que chez Garrel les individus se rencontrent quand chez Giacometti les figures, lorsqu’elles sont « en mouvement », occupent un espace en commun – mais peut-on le nommer espace commun ? – dans lequel elles ne font au mieux, selon notre connaissance de l’œuvre, que se croiser. Ainsi Alberto Giacometti écrivait-il à propos de Trois hommes qui marchent : « chacun à l’air d’aller pour soi, tout seul, dans une direction que les autres ignorent, il se croisent, ils se passent à côté […]. » Cf. Alberto Giacometti, Catalogue de l’exposition organisée au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, Paris, Paris Musées, 1991, p. 192.