Accroître la présence

La vertu des espaces désertés par toute figure humaine autre que celles qui font l’histoire des films est aussi de conférer une présence supplémentaire aux individus filmés. Un supplément de présence semble leur être accordé, comme on parle d’un supplément d’âme. Ce supplément de présence vaut d’abord d’être distingué par les personnages eux-mêmes. Dans la séquence d’ouverture du Cœur fantôme, la beauté de la prostituée n’interpelle sans doute si fortement Philippe que parce qu’elle est seule à illuminer de sa présence presque statufiée le coin de rue qu’il arpente. De même, dans Le Vent de la nuit, Paul peut immédiatement remarquer le physique d’exception de la prostituée qui campe au sortir de leur hôtel parce qu’elle est seule sur ce bout de trottoir où elle tapine [séq. 36]. Les prostituées : c’est la rareté même des autres figures qui rend leur présence si rare.

D’un point de vue spectatoriel, et pour filer la référence à Alberto Giacometti, il en va dans certaines séquences des films de Philippe Garrel comme dans certaines œuvres du sculpteur où le socle, à la manière d’une estrade ou d’un autel, jouant pleinement son rôle de socle, réalise une sorte d’exhibition des figures, un surélèvement, une fondamentale ex-position qui les distingue de et dans l’espace, ce qui accroît l’effet de présence qui en émane. La spécificité d’un Alberto Giacometti dans le champ de la sculpture est de jouer parfois d’un rapport inversement proportionnel entre socle et figure. L’accentuation de la présence des figures est ainsi d’autant plus prégnante que le socle paraît massif et imposant, que son excroissance accompagne une miniaturisation des figures 142 . Dans Les Baisers de secours, lorsque Jeanne et Lo s’éloignent dos à la caméra en marchant et se donnant la main, le trottoir vide sur lequel ils se déplacent joue mutatis mutandis un rôle équivalent [séq. 27]. Il paraît une portion d’espace réservé, presque un ring cerné de part et d’autre par le mur et la rangée de voitures qui le bordent, sur lequel les figures semblent, avant tout acte de jeu, faire acte de présence. Plus Jeanne et Lo prennent de la distance avec la caméra, plus ils deviennent petits à l’image jusqu’à être minuscules, plus la qualité de leur présence devient tributaire de l’espace réservé où ils se trouvent. Il en va de même, dans Le Cœur fantôme, lorsque Justine et Philippe, après avoir pris la fuite devant Annie, sortent du métro dans lequel ils s’étaient engouffrés. Le boulevard sur lequel ils marchent, précédés en travelling arrière par la caméra est, là encore, entièrement vide et paraît un micro-no man’s land parisien entièrement offert à la présence du couple, entièrement dévolu à le rendre présent dans sa tendresse enlacée [séq. 18]. En l’occurrence, l’effet de présence est d’autant plus prégnant que l’espace référentiel est vaste, large – artère hausmanienne par excellence – et que le dépeuplement y apparaît, à rebours de tout naturalisme, presque fantastique. Ici, les figures garreliennes sont les seules à occuper la présence, à prendre en charge la présence, à l’incarner et à l’animer.

Une séquence de La Naissance de l’amour paraît exemplaire d’une telle densification de la présence accordée aux figures humaines appartenant à une situation entre deux personnes. Elle pourrait bien en constituer le paradigme du fait même qu’elle est une scène d’intérieur, constituant l’exception qui viendrait confirmer la règle. Il s’agit de la séquence où, conversant avec Paul, Marcus monopolise presque entièrement la parole et défend de manière enflammée et emphatique sa conception du travail, avant d’annoncer qu’il commence à travailler [séq. 21]. Cette séquence se déroule dans l’appartement de Paul. Un lieu où a priori l’absence d’autres personnages n’apparaîtrait pas significative. Or, c’est l’inverse qui se produit. Certes, un premier regard un peu distrait 143 pourrait conclure que la situation dramatique se déroule uniquement entre les deux hommes. Marcus le plus souvent parle et Paul l’écoute attentivement, réagissant parfois à ce qu’il vient de dire en faisant de brèves incursions verbales dans la discussion. Les deux hommes se trouvent dans une pièce au caractère indéterminé (chambre ? salon ?), arborant des pans de murs délabrés. Cette pièce est attenante à une autre pièce, les deux tronçons de l’espace étant séparés par une cloison ajourée à droite et à gauche. C’est alors que, très fugitivement, apparaît au cours de la séquence la silhouette de Fanchon en arrière-plan, à la faveur d’un mouvement panoramique de la caméra qui suit les allées et venues de Marcus dans la pièce. « Recluse » et silencieuse dans l’espace du fond, Fanchon s’active vraisemblablement à faire un lit. Le traitement filmique de la présence de Fanchon est un traitement en discrétion : il repose sur sa relégation franche en arrière-plan et il rend cette présence incertaine, quasiment subliminale. Cet effet de présence discrète est accusé par une différenciation assez radicale entre premier-plan et arrière-plan en raison de la cloison qui les sépare et qui tend à créer dans l’image deux compartiments hétérogènes. Ce sentiment d’hétérogénéité est d’autant plus sensible qu’aucune liaison, aucune communication ne s’établit entre les deux espaces : ni regard, ni parole, ni corps ne franchissent la cloison qui marque la frontière entre les deux pièces. Marcus et Paul restent de leur côté de l’espace, sans jamais donner l’impression de tenir compte de la présence de Fanchon, pourtant à quelques mètres d’eux ; et Fanchon s’affaire en ignorant totalement les deux hommes. Par conséquent, la présence de Fanchon ne fait même pas figure de corps étranger qui, comme une poussière dans l’œil, viendrait perturber, voire irriter l’échange entre les deux hommes : elle est quantité négligeable, négligée, « visible mais pour personne. » 144 Certes, une fois repérée, cette présence fugitive de Fanchon insiste, parce qu’opaque et inexpliquée ; pour nombre de critiques elle pourrait sans doute représenter le punctum de la séquence et faire converger vers elle le faisceau des regards. Il n’en demeure pas moins que la densité de présence qui lui est accordée à l’image est infiniment moindre que celle conférée aux deux hommes. Dans la dialectique contrastive qui s’établit entre elle et eux, son déficit de présence paraît nourrir un bénéfice de présence pour eux, comme sous l’effet de vases communicants, que la caméra se charge de traduire. Elle accompagne le plus souvent les déplacements de Marcus en plans américains ou ménage à Paul de très gros plans de visage et confère à leur être-là in praesentia un poids phénoménologique majeur.

Notes
142.

Cf. par exemple, Homme qui marche sous la pluie (Bronze, 1948).

143.

Ce regard distrait fut avant tout le nôtre. Ce n’est qu’au bout de plusieurs visions et peut-être même seulement après avoir lu ce détail dans un article de Jacques Aumont que nous avons pris conscience de la présence de Fanchon dans cette séquence. Jacques Aumont note en effet : « D’une scène à l’autre, on ne reconnaît pas les lieux ; lorsque Paul amène Marcus chez lui pour continuer la conversation, on peut le comprendre parce qu’une porte est ouverte, que dans son ouverture les deux personnages arrivent, entrent ; mais on n’a jamais vu, on ne reverra jamais cette pièce et lorsqu’un peu plus tard on voit Fanchon dans le fond du plan (faisant le lit ?) elle ne se tourne pas vers les deux garçons, ne leur parle pas – on n’identifie rien, on n’est jamais certain. » Cf. Jacques Aumont, À quoi pensent les films, op. cit., pp. 136-137.

144.

Jacques Aumont, op. cit., p. 243. Jacques Aumont fait référence ici à un détail pointé par Nicole Brenez au terme d’une analyse très précise de Prenez garde à la sainte putain de Rainer W. Fassbinder (RFA, 1970), détail qui, sans lui avoir échappé, n’a pas trouvé place dans son commentaire Elle signale en effet : « Après l’infâme expulsion d’Irm par Jeff, on distingue de façon fragmentaire, à l’arrière-plan dans certaines séquences du hall, le corps du réceptionniste écroulé, bras pendants, sur son comptoir. Personne n’y prête attention, il ne s’est rien passé, il y a juste une petite carcasse qui habite le fond des images, le cadavre d’un amour indu et dont nul ne voulait. Il ne fait rien, surtout pas se montrer, surtout pas apparaître, on ne voit que lui. Inépuisable figurativité du corps au cinéma. » Cf. Nicole Brenez, De la figure en général et du corps en particulier, op. cit., p. 252.