L’entre-deux : seul lieu dramatisable

Comme cette séquence de La Naissance de l’amour le montre, comme le montrait aussi celle de la rencontre de Cadix, les principales conséquences de l’esthétique des lieux vidés et de la scène-monde se trouvent agir aussi – et surtout dans la perspective de cette étude – au niveau des situations dramatiques entre deux personnes. Il est clair, en premier lieu, que le rapport interpersonnel qui s’élabore entre deux personnages acquiert une densité dramatique et une actualité filmique plus grandes encore à se retrouver seul à figurer à l’écran. Cette dramatisation accrue offerte par la scène-monde ne se fait jamais mieux sentir qu’avec les événements minuscules qui peuvent apparaître entre deux personnes : parce qu’ils semblent « cerclés sous vide » 145 , ils résonnent avec plus d’intensité. Dans Les Baisers de secours, la tentative de baiser que Matthieu essaie envers Minouchette, et qu’elle esquive avec un sourire, ne peut vraiment apparaître qu’en raison d’une totale fermeture de l’espace dramatique à tout ce qui est étranger au rapport entre cet homme et cette femme [séq. 8]. Toujours dans Les Baisers de secours, le minuscule drame éducatif que représentent aux yeux de Matthieu les clous qu’il découvre dans les mains et les poches de Lo ne devient si conséquent pour le spectateur qu’à se trouver « enfermé » exclusivement entre ce père et ce fils se tenant par la main sur un trottoir vide [séq. 25]. Un instant plus tard, mais dans la même séquence, toute trace d’un tel épiphénomène s’évanouit tout à fait devant le drame infiniment plus grave de Jeanne refusant catégoriquement l’entrée de son appartement à Matthieu, l’homme auquel l’unit pourtant à jamais Lo. La tonalité dramatique d’un événement comme celui de la découverte des clous est donc moins immanente à l’événement qu’au fait qu’elle est située au cœur d’un entre-deux que le traitement cinématographique sertit. Le décantage des lieux et l’effet de scène-monde qui en résulte possèdent donc aussi le mérite de faire de la dimension de l’entre-deux le seul lieu de la dramatisation parce qu’il ne reste aucun autre lieu possible. L’entre-deux ne gagne pas en dramatisation uniquement parce qu’il est le seul lieu à être dramatisé. Il gagne en dramatisation parce qu’il est le seul lieu dramatisable.

On peut voir là l’une des raisons pour lesquelles l’infime et l’anodin, le banal et l’insignifiant, le rien et le presque-rien font si souvent retour à travers les situations entre deux personnages. C’est qu’il n’est sans doute pas souvent besoin, et finalement assez rarement, de lester dramatiquement ce qui accapare à lui seul tout l’espace du drame. De la sorte, et sans paradoxe, c’est bien parce que l’espace de l’entre-deux devient le seul lieu possible du drame qu’il peut devenir l’espace d’un agir dédramatisé à l’extrême. Ainsi, dans J’entends plus la guitare, Philippe Garrel choisit de faire une séquence du dénouage à quatre mains de la ceinture d’une robe [séq. 24]]. Tout comme, dans Le Cœur fantôme, il choisit de porter attention à Philippe et Camille qui ne font rien d’autre qu’être simplement assis côte à côte dans le métro [séq. 70]. Ces différents moments, d’ordre infra-ordinaire 146 , pour reprendre un terme de Georges Pérec, témoignent chacun à leur manière que l’« entre deux personnes » peut se réduire à un « pas grand chose » dès l’instant où les conditions sont réunies pour qu’il soit, au sein d’une séquence, tout le drame.

Notes
145.

C’est le titre du premier entretien que Philippe Garrel accorda aux Cahiers du cinéma. Cf. Jean-Louis Comolli, Jean Narboni et Jacques Rivette, « Cerclé sous vide » in Cahiers du cinéma n° 204, septembre 1968, pp. 44-63.

146.

Georges Pérec, L’Infra-ordinaire, Paris, Seuil, coll. « La Librairie du XXe siècle », 1989.