Au cœur de l’« entre deux personnes » : l’essence du drame

Ce « pas grand chose » devient décisif lorsqu’il laisse pressentir qu’au cœur de l’« entre deux personnes », plus fondamentalement encore que tout le drame, se joue peut-être l’essence du drame. Un détour par la sphère de la dramaturgie théâtrale paraît ici indispensable. En effet, Peter Szondi, dans son ouvrage Théorie du drame moderne, qui sera notre référence, fait de l’« entre deux personnes », même s’il n’emploie pas l’expression, le fondement de ce qu’il nomme le « drame absolu » 147 . Le drame absolu est une dialectique fermée sur elle-même qui repose sur la « reproduction des relations interhumaines » notion qui, comme le précise David Lescot, « est avant tout conçue comme relation d’individu à individu, ce qu’imposent les limites restreintes de la scène théâtrale. » 148 L’essence même du drame, tel que le définit Peter Szondi, c’est donc bien l’abstraction d’un rapport clos entre deux personnages. Pour qu’il y ait drame, il faut et il suffit que deux individus entre en relation d’échange sur une scène. Dans le cadre du cinéma, qui ne connaît pas les mêmes contraintes spatiales que celles du théâtre, une réduction des situations à des « entre deux personnes » évoluant sur une scène-monde peut donc être comprise comme une volonté idéale et ostensible de retrouver « l’échange interhumain » 149 dans sa pureté, telle qu’il apparaît au fondement du drame.

C’est donc d’abord parce qu’elle paraît instaurer un processus de resserrement et d’involution dramatique que la scène-monde confère une singulière densité à l’« entre deux personnes » dans les films de la quatrième période. Il ne s’agit pas par là de suggérer que, au sein de son cinéma, Philippe Garrel cherche à retrouver le terrain d’une problématique théâtrale – encore qu’il est frappant que les deux séquences de répétitions de théâtre auxquelles le cinéaste ménage une place importante dans Les Baisers de secours et dans La Naissance de l’amour reposent sur une scène de La Bonne âme du Setchouan exclusivement entre deux personnages, pour la première, et une scène du Cercle de craie caucasien, pour la seconde, dans laquelle l’épreuve du cercle de craie rend on ne peut plus concret le conflit qui oppose deux femmes [séq. 6 et séq. 19]. Si le théâtre est, comme l’affirme Hélène Frappat, « ce double obsédant du film » 150 , c’est paradoxalement parce que la rencontre entre les deux arts est en l’espèce trop évidente, et par là superficielle, qu’elle représente un terrain sur lequel il convient de ne pas se laisser entraîner. Par ailleurs, le traitement filmique de nombre de situations entre deux personnes active trop de procédés proprement cinématographiques – gros ou très gros plans, mouvements d’appareils, figures de montage, etc. – pour que le lien entre théâtre et cinéma qui semble se dessiner ne soit pas rendu infiniment problématique, voire mis en crise. En parlant d’involution dramatique, il s’agit donc surtout d’affirmer que l’effet de scène-monde rapporté aux situations entre deux personnes permet un bornage du matériau dramatique et son centrage sur ce qui en représente la condition sine qua non et le cœur : le rapport interhumain interindividuel.

Notes
147.

Peter Szondi, Théorie du drame moderne, op. cit., p. 13. Mais Peter Szondi, comme le rappelle Jean-Pierre Sarrazac, emploie l’expression plus contractée d’entre-deux.

148.

David Lescot, Dramaturgies de la guerre, Paris, Circé, coll. « Penser le théâtre », 2001, p. 17.

149.

Peter Szondi, op. cit., p. 14.

150.

Hélène Frappat, « À propos de Secret défense de Jacques Rivette » in La Lettre du cinéma n° 5, printemps 1998, p. 6.