Mise en relief de la co-présence

La mise en relief de la présence des figures humaines comme répercussion de la scène-monde agit aussi au niveau de l’« entre deux personnes ». Mais, plus spécifiquement que ce qui a été avancé plus haut sur cette question, c’est la co-présence que l’« entre deux personnes » génère qui doit ici attirer l’attention. D’abord, c’est bien parce que deux figures apparaissent seulement deux dans un espace qu’on peut parler de véritable co-présence et d’entre-deux . Dès lors qu’un troisième personnage se glisse dans la situation dramatique, l’entre-deux perd en immédiateté, se retrouve multiplié en plusieurs entre-deux possibles, voire, et c’est sans doute ce qui s’impose le plus souvent à la vision, n’apparaît pas. C’est la dimension du trio qui prend le dessus et fait image. C’est une « tri-présence » qui s’affiche – et l’on a vu quelles options de filmage (par exemple dans la séquence des Baisers de secours entre Jeanne, Matthieu et Lo) ou de mise en scène (dans la séquence de La Naissance de l’amour où s’efface Fanchon) Philippe Garrel pouvait mettre en œuvre pour retrouver néanmoins de l’entre-deux au cœur d’un trio. La scène-monde, par élimination des autres figures, paraît donc le corollaire presque indispensable de la co-présence.

Elle l’est d’autant plus lorsqu’elle est manifeste en tant que scène-monde, c’est-à-dire dans les séquences où l’environnement dans lequel prennent place les figures humaines est nettement visible. La scène-monde est peut-être le seul procédé de l’esthétique garrelienne, le seul point saillant stylistique à vraiment instaurer la co-présence au niveau diégétique. Pour reprendre la terminologie d’André Gaudreault 151 , quand l’effet de scène-monde est prégnant, la co-présence prend véritablement corps au niveau de la « monstration profilmique », quand elle pourrait n’être qu’un phénomène assuré par la « monstration filmographique » dans les nombreuses scènes où les personnages sont filmés en plans rapprochés. De ce fait, la co-présence, parce qu’elle est d’abord un phénomène de mise en scène et parce qu’elle superpose et conjoint ce qu’on pourrait nommer, en paraphrasant Gaudreault, une co-présence profilmique et une co-présence filmographique, paraît gagner en densité et en incarnation. Cette fois, on peut parler d’un supplément de co-présence parce qu’il y a co-présence au carré. Ainsi en est-il, dans La Naissance de l’amour, lorsque Ulrika et Paul s’embrassent sur l’esplanade vide qui mène à la Gare de l’Est [séq. 9]. Le terme de co-présence n’est sans doute jamais mieux adapté que pour cette scène où leurs deux corps enlacés paraissent se confondre en un corps unique bicéphale, Paul étant un long moment entièrement enveloppé sous l’ample châle noir d’Ulrika. Mais si co-présence il y a, c’est parce que leur étreinte, très mélancolique, se détache sur fond de vide d’autres présences humaines – vide d’autant plus frappant aux abords d’une grande gare parisienne. C’est parce que le monde a fait le vide diégétique autour d’eux, parce que le monde se fait scène sans présence que Paul et Ulrika n’en semblent que plus co-présents, que plus enserrés dans la co-présence pour le spectateur.

Notes
151.

André Gaudreault, Du littéraire au filmique, op. cit., p. 122 (à cette page figure le tableau récapitulatif du dispositif énonciatif du récit filmique tel que le théorise l’auteur).