Avec la scène-monde, la co-présence devient un fait diégétique indéfectible. Pour le dire avec le vocabulaire de la phénoménologie, elle possède une facticité 152 qui semble la faire résonner plus concrètement. Dès lors, elle peut marquer de son empreinte indélébile la situation dramatique qui la contient et devenir l’enjeu même de la scène. Dans Les Baisers de secours, le sentiment de malaise qui émane de la dernière séquence dans laquelle Minouchette ignore ostensiblement Jeanne est d’autant plus manifeste que les deux femmes sont co-présentes l’une à l’autre, et uniquement l’une à l’autre, dans une vaste station de métro vide. L’effet de co-présence est en l’occurrence très prégnant parce qu’il subsume la distance physique et le fossé qui séparent les deux femmes : si tout contact physique entre elles est impossible, elles n’en demeurent pas moins présentes l’une à l’autre dans cet espace clos. Comme si elle ne pouvait échapper à l’évidence de cette co-présence, Minouchette vient d’ailleurs s’asseoir sur un banc qui fait pratiquement face à celui sur lequel se trouve assise Jeanne. Dans cet espace, la présence individuelle des deux femmes – présence individuelle dans laquelle Minouchette entend se retrancher en détournant le regard, présence individuelle que Jeanne au contraire dénonce de son regard ferme et droit pointé sur Minouchette – paraît ainsi bien secondaire et pour tout dire dérisoire face à la facticité imposante de la co-présence. D’une certaine manière, ce qui suscite le malaise pour le spectateur, c’est moins le regard refusé de Minouchette à l’encontre de Jeanne que la situation impossible dans laquelle se trouve Minouchette : vouloir nier une co-présence avec Jeanne qui est de fait, qui ne peut être niée, ni par les personnages, ni par le spectateur.
« B. Caractère de ce qui est un fait. Le mot, en ce sens, est une transcription du mot allemand Faktizität employé par Husserl et par Heidegger. Ce terme est dérivé lui-même de l’adjectif faktisch (= qui est un fait), très usité dans la langue courante depuis la fin du XIXe siècle. » Cf. André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie (1926), Volume 2, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1993, p. 1249.