L’empreinte du dépouillement

À la caractéristique esthétique des lieux vidés et de la scène-monde doit être associé un autre point saillant stylistique de l’esthétique des films de la quatrième période du cinéma de Philippe Garrel. S’il convient d’associer ce point stylistique au précédent, c’est qu’il surenchérit sur ce qui est l’implication esthétique essentielle de ce dernier : l’accentuation de la présence et de la co-présence. Ce nouveau point saillant stylistique permet le plus souvent aux films de Philippe Garrel de retrouver l’accentuation de la présence des figures non plus seulement dans les espaces extérieurs, mais aussi dans les espaces intérieurs. Il permet donc de conserver et d’étendre l’accentuation de la présence des figures garreliennes sur un autre terrain. En ce sens, la séquence de conversation entre Marcus et Paul analysée plus haut n’est si particulière qu’en raison de la dialectique entre deux traitements de la présence qui s’y trouve, non par ses fins.

Au premier abord, les lieux d’habitation dans lesquels Philippe Garrel filme et met en scène ses personnages paraissent se répartir en deux classes distinctes : celle du délabrement et celle, qui lui sert ici d’antonyme, de l’embourgeoisement 153 . À travers les films de la période, une certaine évolution se dessine. À l’appartement-atelier de Jeanne et Matthieu dans Les Baisers de secours, au délabrement et à l’inachèvement presque artistiques, en tout cas très bohèmes mais incontestablement marqués par la pauvreté du couple, répond comme en miroir inversé l’appartement d’Hélène et de son mari dans Le Vent de la nuit qu’on devine, à travers ses rares aspects perceptibles, douillet, cossu, portant des signes mobiliers de l’argent. De ce point de vue, si Les Baisers de secours, mais encore La Naissance de l’amour, témoignent de leur héritage des périodes antérieures du cinéma de Philippe Garrel 154 , Le Vent de la nuit pousse au bout une spécificité esthétique née et cultivée dans la quatrième période avec J’entends plus la guitare 155 . Dans ce dernier film, en effet, les changements profonds par lesquels passe le personnage de Gérard ne se laissent pas seulement déchiffrer sur le scénario corporel actualisé dans ses manières de se vêtir 156 . Ils sont aussi sensibles à travers le scénario spatial des appartements successifs qu’il habite. À la villa aérée et solaire de Positano, qui s’accorde avec le temps de l’amour heureux avec Marianne, succède l’appartement presque en ruine de Paris, aux parois effritées et aux encadrements cassés, celui de l’amour qui se délite ou qui fait retour infecté d’héroïne. Vient ensuite le grand appartement qui surplombe la place de la République, si mystérieux pour le spectateur, bel et grand appartement sans doute, mais au charme un peu vieilli, appartement de l’entre-deux âges de la vie de Gérard qui fait la transition avec l’appartement qu’au final il partage avec Aline et Ben, appartement moderne et propre, appartement de père de famille. J’entends plus la guitare est donc le film qui conjoint les deux classes d’habitat. En revanche, La Naissance de l’amour, qui fait la part belle à des sortes de taudis de luxe (l’appartement de Fanchon et Paul, la maison de Clara et Jean) et Le Cœur fantôme, qui multiplie les intérieurs neufs et immaculés (l’appartement d’Annie, le studio de Justine) choisissent leur classe et redistribuent le partage 157 . Les espaces de la vie privée, les foyers sont donc bâtis sur deux types marqués, porteurs l’un vis-à-vis de l’autre d’une différence qui les oppose.

Un point commun cependant les réunit dans une même visée esthétique. L’immense majorité des appartements affiche une sobriété foncière dans la décoration. « Les lieux, ici, sont avares. » 158 L’habitat garrelien porte l’empreinte du dépouillement. Peu de meubles, sinon les plus nécessaires et les plus fonctionnels, peu d’objets de décoration – sinon trois cartes postales des œuvres de Philippe, dans Le Cœur fantôme [séq. 64], que Justine a punaisées au-dessus de son lit, sinon une marionnette suspendue au-dessus du lit de Jeanne et Matthieu dans Les Baisers de secours [séq. 9], sinon un tapis défraîchi, dans La Naissance de l’amour, sur lequel Pierre est allongé et lit une bande-dessinée [séq. 25]. La plupart des lits se réduisent à des matelas posés à même le sol. Quelques livres rangés dans des étagères ou empilés constituent, aussi bien dans Les Baisers de secours, dans La Naissance de l’amour, Le Cœur fantôme ou Le Vent de la nuit la principale entorse, si l’on peut dire, à un encombrement minimal. Habiter, dans les films de la quatrième période, c’est se désencombrer 159 . De ce point de vue, l’immeuble en construction dont Serge est l’architecte dans Le Vent de la nuit, dont le bâti n’en est encore qu’aux fondations et à la structure en béton armé, avec ses vastes espaces troués qui ne semblent encadrer que du vide, représente peut-être une sorte d’idéal ascétique implicite de l’habitation garrelienne [séq. 8].

Cette représentation que le spectateur est amené à se faire des appartements est largement déterminée par les choix de filmage. L’abondance des gros et des très gros plans de visages, de parties de corps ou d’objets, mais surtout l’inexistence de plans d’ensemble des pièces des appartements empêchent toute exactitude quant à leur architecture et décoration générales. Jacques Aumont, sur le cas précis de La Naissance de l’amour, a insisté sur ce point 160 . Mais ce qu’il dit pour ce film vaut déjà pour les précédents, comme pour les suivants. Même du petit appartement de Justine et Philippe, dans Le Cœur fantôme, aucune vue globale n’est donnée et il n’est peut-être si petit que parce que Philippe Garrel veut nous le faire croire tel. Ce sont tous les films de la quatrième période qui blessent la raison cartographique et mettent en crise ce que Christine Buci-Glucksmann appelle « l’œil cartographique de l’art » 161 . Il en résulte que ce que Philippe Garrel laisse voir ou entr’apercevoir des appartements ne s’en impose qu’avec plus d’acuité au regard : la sobriété et le dépouillement.

C’est avec la décoration murale que sobriété et dépouillement sont peut-être les plus sensibles. Ils virent souvent au dessèchement décoratif et réduisent certains murs à de sévères pans de murs nus. Ce sont surtout les ateliers des peintres – celui de Martin dans J’entends plus la guitare, celui de Philippe dans Le Cœur fantôme – qui rompent avec ce tempérament janséniste : tapisseries indiennes et toiles viennent orner les murs de leur mélange de couleurs [respectivement, séq. 31 et séq. 8]. Dans Le Vent de la nuit, une lithographie habille timidement le mur blanc sur lequel s’adosse Hélène dans son salon [séq. 27]. Le reste du temps, au contraire, les murs ne supportent rien d’autre qu’eux-mêmes. Dans presque tous les appartements s’impose un goût prononcé pour un minimalisme monochrome qui s’étale en larges aplats. Aux murs uniformément blancs ou gris-bleus de l’appartement d’Annie et Philippe dans Le Cœur fantôme fait écho le gris de la chambre d’Hélène dans Le Vent de la nuit. Au sein d’un même film, J’entends plus la guitare, par exemple, le blanc clinique de la pièce dans laquelle Marianne fait une crise de jalousie à Gérard [séq. 6] semble trouver son pendant dans les larges surfaces blanches de l’appartement que le même Gérard, bien plus tard, partage avec Aline. Ce minimalisme cède parfois la place à une forme d’art brut plus sévère encore : par exemple, les murs anthracites du salon de Fanchon et Paul dans La Naissance de l’amour, griffés de traînées blanches ou creusés d’écaillages de peintures. Ces murs meurtris semblent confirmer par excès que les représentations murales sont porteuses d’une pauvreté essentielle dans les films de Philippe Garrel.

Notes
153.

Le terme est utilisé ici sans aucune connotation péjorative.

154.

On retrouve, dans de très nombreux films antérieurs à la quatrième période, la présence d’intérieurs profondément délabrés.

155.

Les lieux-vestiges auprès desquels Serge et Paul s’arrêtent (la vieille bâtisse) ou qu’ils visitent (le palais inachevé) lors de leur périple italien font revenir la figure des lieux délabrés dans Le Vent de la nuit, mais sous la forme d’un passé révolu et qui semble à jamais perdu. Ce sont les lieux-souvenirs de la vie antérieure de Serge : lieux qui préfigurent sa mort.

156.

Francis Vanoye a décrit cette évolution dans son article « Les Corps de l’auteur ». Cf. Francis Vanoye, art. cit., pp. 108-109.

157.

Dans Le Cœur fantôme, cependant, il reste un vestige onirique des appartements délabrés : celui dans lequel Philippe se rêve en compagnie d’Annie et de ses deux enfants [séq. 71]

158.

La formule est de Jean Narboni, à propos des premiers longs métrages de Philippe Garrel. Cf. Jean Narboni, « Le Lieu dit » in Cahiers du cinéma n° 204, septembre 1968, p. 42.

159.

La minuscule valise autour de laquelle Philippe tourne, dans Le Cœur fantôme, est le meilleur symbole de ce désencombrement [séq. 14].

160.

Jacques Aumont, À quoi pensent les films, op. cit., pp. 135-136.

161.

Christine Buci-Glucksmann, L’Œil cartographique de l’art, Paris, Galilée, coll. « Débats », 1996.