Co-présence dans un lieu abstrait

Ainsi, les murs des appartements sont la plupart du temps des fonds fades, sans caractère, tendant à la neutralité ou porteurs d’un caractère de dépouillement et de pauvreté affichés dont l’intérêt figuratif, dans l’optique de cette étude, est d’accroître encore un peu plus la présence et le relief des figures humaines. Dans son article « À propos de l’impression de réalité au cinéma », Christian Metz rappelait que le mouvement que le cinéma restitue aux éléments mobiles est ce qui leur permet, contrairement à ce qui se passe avec la photographie, de mieux se détacher comme figure sur un fond et, par là même, de gagner en relief :

‘« le mouvement donne aux objets une “corporalité” et une autonomie qui étaient refusées à leurs effigies immobiles, il les arrache à la surface plane où ils étaient confinés, il permet de mieux se détacher comme “figures” sur un “fond” ; libéré de son support, l’objet se “substantialise” ; le mouvement apporte le relief et le relief apporte la vie. » 162

On trouve là l’une des raisons pour lesquelles Christian Metz pouvait auparavant affirmer dans son texte, anticipant sur la démonstration, qu’« il y a un mode filmique de la présence » 163 , selon lui « largement crédible » 164 . A fortiori, est-on tenté d’ajouter, lorsque les caractéristiques intrinsèques du « fond » le conditionnent déjà, en lui-même, à ne servir que d’arrière-plan pour un détachement des figures. Lorsqu’il est neutre ou à peu près tel, la nature du fond le prédispose à l’ostentation et la présentification des figures. Dans Le Cœur fantôme, les murs de la pièce dans laquelle Philippe fait les cent pas autour de sa valise sont d’un blanc si uniforme et si désincarné, que son buste qui va et vient et tourne sur lui-même acquiert une présence filmique extrêmement marquée [séq. 14]. Erving Goffman avance l’idée que la « congruence [du décor] avec l’apparence et les manières est si habituelle que notre attention est immédiatement attirée par le moindre désaccord entre les différents éléments de la représentation. » 165 Ici, le contraste est si profond que la présence de Philippe entre presque en désaccord avec le lieu : en un mot, elle jure. On peut alors voir en elle une traduction figurative du fait que désormais Philippe n’a plus physiquement sa place dans l’appartement.

Ce qui vaut pour la présence unique d’une figure vaut pour la co-présence de deux figures participant d’une situation entre deux personnes. Ainsi, dans le plan-séquence de J’entends plus la guitare où Martin affirme à Lolla qu’il ne peut pas faire son portrait parce qu’il est trop proche d’elle [séq. 3]. Les manières qu’ont Lolla et Martin de se tenir co-présents l’un à l’autre, tout au long de cette séquence où ils ne cessent de se rapprocher et de s’éloigner l’un de l’autre, prennent leur pleine actualité filmique en trouvant à s’exprimer sur un fond monochrome d’un bleu ciel très dilué. Pour le spectateur, en effet, la pâleur des murs, parce qu’elle est le seul aspect visible du coin de pièce dans lequel se trouvent les deux protagonistes, provoque une abstraction 166 sensible du lieu. Ce processus d’abstraction est d’autant plus prégnant que le plan-séquence débute sur une image très composée qui installe la situation dans le concret. L’image d’ouverture montre en effet de gauche à droite le bout d’une porte vitrée, une sorte de grand chevalet situé au centre du plan et un rideau ou un drap noué vers le bas. L’image est donc une nature morte, aux connotations picturales évidentes, dont l’aspect inerte et posé et dont les contrastes de masses imposent un effet de matérialité qui pèse à l’œil du spectateur. L’inerte, les éléments du décor et le coin d’espace dans lequel ils apparaissent sont ici dépositaires du concret et il est remarquable – et à vrai dire nécessaire à l’effet de nature morte – que Lolla et Martin ne soient pas encore visibles : comme si, du lieu, ne pouvait émaner un maximum de « concrétude » qu’à proportion de l’évacuation des figures. Seul un échange de voix hors champ se fait entendre sur l’image – voix par essence immatérielles, mais qui peuvent apparaître d’autant plus telles que le spectateur, qui a déjà vu mais n’a pas entendu parler Lolla et Martin en voix in, peut fort bien ne souder mentalement aucun corps à ces voix 167 . Or, dès que Lolla apparaît dans le champ, en franchissant la porte vitrée, la caméra délaisse le coin d’espace et les éléments qui faisaient nature morte, pour la suivre en travelling rejoignant Martin sur la gauche, dans un coin d’espace qui semble vierge. Ainsi, parce que le contraste entre les deux coins de la pièce est net et parce que le mouvement de la caméra souligne le passage d’un état à l’autre, c’est bien un déport vers l’abstraction qui se figure ici. Lolla et Martin paraissent bien moins dans un lieu incarné que dans un espace au caractère indéfini – qui aurait tout d’un pur espace si les ombres portées de Lolla et surtout de Martin et la rigidité du mur sur lequel ils s’adossent ne venaient rappeler au spectateur qu’ils sont loin de flotter dans un éther total. Alors, dans un tel espace, les seuls éléments qui accrochent le regard du spectateur sont les corps et la nature changeante de la co-présence qui s’établit entre eux. Cette dernière, épaulée par un dialogue qui fait naître entre Lolla et Martin désaccords et tension, mais aussi humour et dérision, parce qu’elle traduit et trahit certaines des manières qu’ont cette femme et cet homme d’être l’un à l’autre, devient en quelque sorte plus lisible, pour le spectateur, à varier dans un espace presque abstrait où rien ne vient en contrarier l’appréhension 168 .

Notes
162.

Christian Metz, Essais sur la signification au cinéma (1968), Tome 1, Paris, Méridiens-Klincksieck, coll. « Esthétique », 1994, p. 17.

163.

Op. cit., p. 14.

164.

Ibid., p. 14.

165.

Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, op. cit., p. 32.

166.

C’est, parmi d’autres, en raison d’une telle séquence que Philippe Garrel peut dire que les personnages de ses films « peuvent sembler vivre dans un monde abstrait ». Cf. Une caméra à la place du cœur, op. cit., p. 50.

167.

Bien entendu, il n’en est pas ainsi pour un spectateur qui connaîtrait déjà les comédiens qui incarnent Lolla (Mireille Perrier) et Martin (Yann Colette) et serait familiarisé avec leurs voix.

168.

À propos de La Naissance de l’amour, Jacques Aumont remarque : « Les maisons, les appartements sont filmés avec le plus scrupuleux des réalismes, si le réalisme consiste à ne pas repeindre les murs décrépis ni masquer les plafonds qui s’écaillent ; mais ces lieux sont transformés en espaces improbables, en théâtres abstraits des émotions, ou plutôt des dynamiques émotionnelles qui sont l’objet des scènes […] » Cf. À quoi pensent les films, op. cit., p. 146.