Longues focales : élection des figures humaines

En second lieu, les longues focales réduisent, comme on le sait, la profondeur de champ. Il s’institue ainsi un départ marqué entre les zones de netteté et les zones de flou et il s’établit une dynamique interne à l’image qui capture les mouvements du regard spectatoriel pour « l’obliger » à se rabattre et à fixer son attention vers les éléments les plus nets. De la sorte, comme l’écrit Michel Chion, « une image à profondeur de champ très réduite peut sculpter l’espace et faire saillir d’un contexte flou – à la manière d’un bas-relief ou de certaines statues de Rodin – un visage ou un objet qu’elle isole […]. » 173 Aucun plan ne le suggère mieux, dans l’ensemble de l’esthétique de la quatrième période, que celui où Serge, dans Le Vent de la nuit, est en train de faire tomber goutte à goutte de la Digitaline dans un verre, pendant que dans la main gauche il tient ouvert un livret d’Autodélivrance [séq. 20]. Dans ce plan, filmé en très longue focale et à la composition soignée, seul le livret au premier plan de l’image est net. Le flacon ouvert de Digitaline, posté dans le coin inférieur gauche du cadre, la main droite de Serge tenant la pipette et la partie de son buste qui se reflète dans un miroir qui constitue tout l’arrière-plan de l’image, sont distinguables mais entièrement flous. L’élection et l’exhibition sont, dans un tel cas, internes au plan. Parce qu’il est seul à être net, le livret d’Autodélivrance semble devenir le sommet d’une pyramide visuelle strictement inverse à ce que provoque généralement une image en perspective : il paraît tendu vers l’œil du spectateur, captant ainsi l’essentiel de son attention.

Mais il est rare que, comme ici, les objets soient mis en valeur. Le plus souvent, les longues focales rendent actives une élection des figures humaines. Les silhouettes et les visages, les comportements et les postures s’inscrivent dans un rapport figuratif, déséquilibré en leur faveur, entre eux et le fond sur lequel ils se détachent. Annulation de la profondeur de champ, mise au flou du fond : la netteté devient l’apanage des seules figures humaines qui captent ainsi toute l’attention du regard spectatoriel. Non content de faire la plupart du temps du monde une simple scène, parfois Philippe Garrel le dissout et le rend vaporeux, cherche à en désincarner la représentation, le donne à voir informe et dissemblant afin qu’il laisse le champ libre à une figuration décisive de l’humain. D’un point de vue strictement visuel, chez Philippe Garrel ce n’est pas l’homme qui, comme chez Tristan Tzara 174 , est approximatif : c’est le monde.

Les séquences les plus remarquables à cet égard sont sans doute celles où Philippe, dans Le Cœur fantôme, est reconduit en voiture par son père [séq. 17, séq. 59 et séq. 69]. Le déséquilibre du rapport figuratif entre figures humaines et fond est rendu d’autant plus frappant ici que les trois séquences se déroulent de nuit. Le résultat à l’image est sensiblement équivalent dans les trois cas, mais peut-être plus remarquable – parce que c’est la plus longue des trois séquences – dans la dernière d’entre elles.

Dans cette séquence, le père de Philippe fait retour sur son passé. Il revient sur le fait que, comme son fils beaucoup plus récemment, il a des années auparavant déserté le foyer familial, se vengeant peut-être inconsciemment d’avoir été « abandonné » le premier par son propre père, mort quand lui-même n’était encore âgé que de cinq ans. Lors de cet « entre deux personnes », la caméra reste le plus souvent braquée sur le visage du père – personnage dépositaire du verbe – mais vient aussi, par intermittence, cadrer Philippe – en position d’écoute, recueillant la confession, les souvenirs mais surtout la morale de son père, que le spectateur peut supputer chargée de longues années de méditation et de maturation. Le fait que les deux personnages se trouvent côte à côte enfermés dans une voiture en marche ne peut déjà que donner un relief accentué à l’« entre deux personnes », comme serti par la délimitation de l’espace, laquelle est redoublée par l’idée de « limitation » 175 attaché au voyage en voiture. Cette impression de sertissage se trouve encore accentuée par les parties sombres de l’habitacle de la voiture qui cernent les visages de Philippe et de son père, refermant ainsi un peu plus la représentation sur elle-même, dans une logique de figuration centripète. Mais cet accent conféré à l’« entre deux personnes » au niveau diégétique est encore renforcé par les choix de représentation proprement filmique qui vont dans le même sens. Filmés en gros plan, Philippe et son père sont d’abord les seuls motifs élus de la représentation : la plus grande partie de l’environnement spatial et les paysages que les personnages traversent « s’indéfinissent » 176 dans l’inconnu du hors-champ. Le spectateur n’a alors comme seule borne pour accrocher son regard que les deux personnages qui acquièrent de la sorte une présence accrue. Un tel choix de filmage en plan très rapproché, combiné aux quelques panoramiques qui passent d’un visage à l’autre, possède une valeur signifiante importante : il dit, par l’élimination du visible de la majeure partie des éléments parasites, que seule compte dans cette séquence la nature de la relation particulière qui se tisse entre les deux protagonistes.

Cette idée filmique se trouve suggérée avec plus de vigueur encore par le choix de filmage en longue focale. Derrière Philippe, derrière son père, le décor se réduit à un ensemble de pastilles lumineuses multicolores dansant derrière leurs têtes – lucioles, confettis de lumière figuraux émanant des phares des voiture qui les suivent et des lumières de la ville rendus flous et grossis par l’emploi de la focale. Hormis l’habitacle de la voiture, l’espace devient ainsi une pure abstraction filmique qui ne forme plus qu’un arrière-plan labile et incertain, une toile de fond mouvante qui paraît glisser 177 derrière les protagonistes et s’affiche comme secondaire par rapport à la figuration. Par le biais du filmage en longue focale l’« entre deux personnes », parce qu’il relève seul du régime figuratif, possède alors la densité visuelle idoine pour faire sentir le poids symbolique de ce qui se passe – et aussi de ce qui passe – dans le lien de filiation qui unit Philippe à son père.

Notes
173.

Michel Chion, Technique et création au cinéma, Le livre des images et des sons, Paris, ESEC édition, 2002, p. 13.

174.

Tristan Tzara, L’Homme approximatif (1931), Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1996.

175.

Le terme de limitation est délibérément employé ici en référence au personnage de Marcus qui, dans La Naissance de l’amour, fait cet aveu à Paul qui le conduit à Rome en voiture : « La voiture, ça m’a toujours inspiré. […] Ce n’est pas à cause du mouvement, du changement, c’est au contraire à cause de la limitation. » [séq. 50].

176.

Un tel néologisme prend appui sur la remarque célèbre d’André Bazin qui considère que, de par la fonction centrifuge qu’il assignait au cadre cinématographique, tout ce qui est représenté à l’écran est censé se prolonger « indéfiniment dans l’univers. » Cf. André Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ?(1958), Paris, Cerf, coll. « 7ème art », 1994, p. 188.

177.

Michel Chion note dans Technique et création au cinéma que « la partie floue de l’image possède une certaine texture, et, n’accrochant pas l’œil par les détails elle glisse avec plus de fluidité. » Cf. op. cit., p. 17.