Laurent Jullier dans L’Analyse de séquences observe qu’il « faut […] se garder de faire des associations automatiques entre le contenu et la distance focale » 178 . Mais une fois cette réserve exprimée, il ne manque pas d’avancer l’idée que
‘« hors contexte fictionnel […] les DF [distances focales] longues connotent les paparazzi traqueurs de princesses, les reporters en mal d’images-chocs, le safari-photo, les images de sportifs en compétition – toutes formes, au mieux, de capture d’images en milieux inhospitaliers (guerre) ou interdits (plages privées, stades), au pire, de voyeurisme distal. » 179 ’Ces conclusions, on le voit, ne sauraient être plus éloignées de l’esthétique des films de la quatrième période du cinéma de Philippe Garrel dont le rapport aux figures humaines est, très souvent, un rapport que Laurent Jullier qualifierait de « proximal » 180 . Les images de Philippe Garrel sont aux antipodes de celles des paparazzi, sauf dans certains cas très particuliers qui visent à créer des « ouvertures » dans ses films en volant quelque chose de ses sujets féminins. Mais, comme Philippe Garrel le souligne lui-même, c’est plutôt ce qui se passe dès lors que les femmes se savent en situation de se faire voler des images qui importe 181 . Les longues focales ne sont que très rarement l’indice d’une caméra cachée chez Garrel. Elles sont au contraire le signe d’une volonté de proximité toujours plus grande avec ses comédiens et, par voie de conséquence, ses personnages.
Certes, comme il le confie lui-même, il est arrivé que Philippe Garrel opte pour un filmage en longues focales pour conserver une distance importante entre la caméra et les acteurs :
‘« Évidemment, il y a des surdéterminations : si j’emploie volontiers des longues focales depuis L’Enfant secret, c’est aussi pour une raison qui tient à la direction d’acteurs. Comme faire jouer ensemble professionnels et non professionnels (les premiers servant de “locomotive” tandis que les seconds tirent la scène vers le réel), le premier problème qui se pose est d’obtenir un équilibre entre ces deux types de comédiens. Les amateurs étant naturellement plus facilement intimidés si on leur braque une Mitchell sous le nez, il s’avère très utile de filmer de loin. » 182 ’Mais dans le cinéma de la quatrième période, Philippe Garrel n’use pas toujours des longues focales pour se rapprocher optiquement de ses sujets tout en se tenant à distance physique d’eux. Au contraire, les longues focales ne font que surenchérir sur des situations de tournage qui instaurent d’emblée une très grande proximité avec les acteurs. Cette proximité est bien souvent due à l’exiguïté de certains lieux de tournage qui « empêchent » toute distance marquée de la caméra avec les acteurs 183 . Elle peut aussi être due aux choix du procédé de prise de vue comme le Cinémascope. Le paradoxe étant que, en ce dernier cas, il n’y ait plus que du « proximal » ce qui oblige Philippe Garrel à user d’angles de prise de vue singuliers pour rendre légèrement plus « distal » ce « proximal ». C’est ce qu’on peut lire dans ce propos du cinéaste à propos du Vent de la nuit où, il est peut-être utile de le préciser, le Scope était un choix de Philippe Garrel lui-même dès l’origine du projet 184 :
‘« En Scope, l’image est gigantesque une fois qu’elle est désanamorphosée. […] Beauvois m’a souvent demandé pourquoi je mettais la caméra en hauteur, pour filmer en plongée à l’intérieur d’une chambre. Le Scope appelle ce genre de plan. Quand on manipule une caméra en Scope et qu’on entre dans n’importe quel intérieur, qu’il s’agisse d’une chambre de bonne ou d’un salon immense, on est toujours en gros plan parce qu’il est impossible de reculer. On a l’impression que toute la série d’objectifs vous donne une suite de gros plans. Ce qu’il y a de spécifique dans l’usage du Scope, c’est qu’on arrive à faire accepter que tout soit en gros plan, sans que cela soit oppressant. » 185 ’Dans Le Vent de la nuit, on peut en effet remarquer que certains plans tournés dans la chambre de l’appartement de Paul sont en plongée plus ou moins marquée. Ainsi, lorsque Hélène met en ordre et parfume le lit de Paul alors qu’elle se trouve encore seule dans la chambre, elle est filmée à distance, par une caméra qui semble la toiser [séq. 2]. De même, un peu plus tard, quand Hélène confie à Paul qu’elle a perdu une petite fille il y a huit ans, les visages des deux protagonistes, filmés en plan très rapprochés, sont cadrés par une caméra en léger surplomb [séq. 4]. Mais ces plans ont justement valeur de symptôme : la « distance » qu’ils instaurent avec les protagonistes ne semble qu’une variation sur une proximité de fait avec eux que le film ne cesse de manifester.
L’idée n’est pas ici de dire que Laurent Jullier se trompe sur les connotations le plus couramment attachées aux longues focales. Il s’agit plutôt de considérer que si Jullier a globalement raison, alors bien souvent Philippe Garrel tout à la fois détourne l’usage courant des longues focales et le transpose sur le terrain d’une proximité avec les figures humaines dont l’effet est au moins double.
Laurent Jullier, L’Analyse de séquences, Paris, Nathan, coll. « Nathan Cinéma », 2002, p. 73. Michel Chion note dans le même sens : « […] le rapport entre l’aspect technique et la chose me paraissait souvent surprenant. En d’autres termes, une image à forte profondeur de champ (au sens technique) peut donner facilement l’impression inverse, c’est-à-dire celle d’un espace aplati et sans volume. C’est le cas avec la vidéo amateur ou de reportage, où la forte sensibilité des capteurs vidéo permet de diaphragmer même dans des conditions de basse lumière mais qui donne le sentiment de plans écrasés – effet d’aplatissement auquel concourt souvent le faible contraste des images. » Cf. op. cit., p. 13.
Op. cit., p. 73. Souligné par l’auteur.
Ibid., p. 73. Souligné par l’auteur.
À propos de Liberté, la nuit, Philippe Garrel raconte : « C’est ma vieille habitude de voler des plans à la femme. Quand une actrice s’aperçoit qu’on la filme à brûle-pourpoint, souvent elle se met à jouer, à improviser quelque chose qui n’appartient pas au film proprement dit, mais qui appartient à son ambiance, à quelque chose donc qui produit une ouverture. Sur le tournage de Liberté, la nuit, j’ai filmé ainsi Christine Boisson de loin sur un bateau, pensant capter des mimiques involontaires, en fait elle avait aperçu la caméra et s’était mise aussitôt à composer. » Cf. Une caméra à la place du cœur, op. cit., p. 98.
Ibid., p. 95.
Catherine Deneuve peut ainsi écrire, de manière significative, dans son carnet de tournage du Vent de la nuit : « Intérieur du studio minuscule. […] Nous cherchons ensemble dans ce décor exigu où les techniciens sont plus proches que Xavier. » Cf. Catherine Deneuve, À l’ombre de moi-même, op. cit., p. 50.
À Charles Tesson et Serge Toubiana qui lui demandent « à quel moment est intervenu le choix du Scope ? », Philippe Garrel répond : « Au tout début, dès que j’ai pensé à un voyage, je me suis dit : en Scope, en couleurs, avec une voiture rouge au milieu… » Cf. Charles Tesson et Serge Toubiana, « Au hasard de la rencontre », art. cit., p. 40.
Ibid., p. 40.