Hapticité

Premièrement, en greffant un rapprochement optique à une proximité physique de la caméra avec les figures, le rapport que l’œil du spectateur entretient avec elles tend à changer de nature : d’optique, il se fait « haptique », selon le terme inventé par Riegl et auquel Gilles Deleuze a donné une très grande résonance. « On parlera d’haptique […] quand la vue elle-même découvrira en soi une fonction de toucher qui lui est propre, et n’appartient qu’à elle, distincte de sa fonction optique. » 186 Or, comme l’écrit Anne-Françoise Lesuisse en commentaire de ce propos de Deleuze :

‘« L’œil voit mais peut également se rendre sensible aux accidents du tactile et devenir pour eux une caisse de résonance. Cette conception particulière de ce que veut dire “toucher par le voir”, trouve une actualisation presque littérale dans certaines expériences cinématographiques, notamment celle du gros plan qui exacerbe pour le regard ce qui, en réalité, a valeur de détail indiscernable, tout en offrant une union physique inégalée. » 187

En filmant en longues focales les visages ou certaines parties des corps des personnages qu’il met en scène, Philippe Garrel tend ainsi à favoriser pour le spectateur un rapport d’hapticité qui active quelque chose comme un comble de proximité et d’intimité. Les figures se font sculptures pour l’œil. La vision se fait contact 188 , comme si elle était la main d’un aveugle par laquelle, pour voir, il prend une empreinte tactile et finalement « façonne » ce qui devient pour lui le visible.

Notes
186.

Gilles Deleuze, Bacon, Logique de la sensation, Paris, Éditions de la différence, coll. « la Vue le texte », 1989, p. 99.

187.

Anne-Françoise Lesuisse, Du film noir au noir, op. cit., p. 25. Pascal Bonitzer disait déjà : « On pourrait ainsi voir dans la passion pour le gros plan, pour la vision en gros plan, qui supprime la profondeur tactile-optique, une tentative d’instaurer un ordre différent de la vue, “haptique”. » Cf. Pascal Bonitzer, Le Champ aveugle, op. cit., p. 28.

188.

On rappellera que la métaphore du toucher a depuis fort longtemps servi à décrire les mécanismes de la vision. C’est particulièrement remarquable dans La Dioptrique de Descartes. Par exemple, ce texte : « Il vous est bien sans doute arrivé quelquefois, en marchant de nuit sans flambeau, par des lieux un peu difficiles, qu’il fallait vous aider d’un bâton pour vous conduire, et vous avez pour lors pu remarquer que vous sentiez, par l’entremise de ce bâton, les divers objets qui se rencontraient autour de vous, et même que vous pouviez distinguer s’il y avait des arbres, ou des pierres, ou du sable, ou de l’eau, ou de l’herbe, ou de la boue, ou quelque autre chose de semblable. Il est vrai que cette sorte de sentiment est un peu confuse et obscure, en ceux qui n’en ont pas un long usage ; mais considérez-la en ceux qui, étant nés aveugles, s’en sont servis toute leur vie, et vous l’y trouverez si parfaite et si exacte, qu’on pourrait quasi dire qu’ils voient des mains, ou que leur bâton est l’organe de quelque sixième sens, qui leur a été donné à défaut de la vue. » Cf. René Descartes, Discours de la méthode, Paris, Garnier Flammarion, 1966, p. 101.