Ménage à trois garrelien

Deuxièmement, et c’est l’effet le plus important dans la perspective de cette étude, les longues focales combinées à une faible distance-caméra tendent à immerger au maximum le spectateur au sein du rapport qui se tisse entre deux personnages. Il en va un peu ici comme des travellings avants ou des très gros plans opérés par Alfred Hitchcock dans certaines scènes, hautement sensuelles, de baiser entre un homme et une femme pour provoquer ce que le cinéaste anglais dénommait un « ménage à trois » 189 . La différence entre Alfred Hitchcock et Philippe Garrel étant que, chez ce dernier, le « ménage à trois » est loin de concerner uniquement les moments érotiques au cœur d’un couple pour ne « pas rompre [l’]émotion amoureuse » 190 . Loin de l’exclusivité du fétichisme hitchcockien, Philippe Garrel fait partager à son spectateur, comme de l’intérieur, une palette large de rapports et d’interactions. Plus encore, les « ménages à trois » garreliens ne concernent pas que les couples, mais peuvent concerner d’autres types d’« entre deux personnes ». Parler de ménage à trois en ces cas-là est donc paradoxal. Mais précisément le paradoxe peut avoir valeur de forme-sens en ce qu’il fait sentir l’extrême proximité que la caméra entretient avec les deux personnages et c’est pourquoi on peut décider de conserver l’expression.

Si l’on peut parler de « ménage à trois » garreliens, c’est aussi que nombreux sont les cas où la « caméra s’emploie à occuper le point de vue de la liaison entre les personnages : elle figure le rétrécissement de l’espace à l’intervalle entre ceux-ci » 191 , comme Jean-Pierre Esquenazi le dit à propos d’un moment de « ménage à trois » dans Vertigo 192 . L’intervalle, ce qu’on peut dénommer aussi l’« espace entre » 193 les personnages, n’est plus de la sorte un interstice irrémédiable, mais sans valeur : il devient le lieu plein où s’effectue, au sens le plus fort du terme, le rapport interhumain qui se tisse entre deux personnes. Dans J’entends plus la guitare, par exemple, le seul plan qui réunit Marianne et Martin propose un ménage à trois garrelien typique [séq. 8]. Près des visages, les effleurant presque, la caméra filme d’abord le visage de Martin en très gros plan avant de venir, par un panoramique descendant, cadrer Marianne, dont le spectateur découvre à ce moment là qu’elle a sa tête posée sur les jambes de Martin, avant de revenir cadrer Martin seul. Ici, les mouvements de la caméra redoublent l’« espace entre » les deux visages et semblent l’investir pour mieux lui donner corps. Les mouvements de caméra figurent ainsi le rapport d’amitié de complicité, invisible mais intensément présent, entre cet homme et cette femme. Surtout, la caméra réduit pour un temps l’espace de la représentation à l’« espace entre » et le souligne : il devient alors, plus encore peut-être que les deux visages, l’« objet » à voir.

Notes
189.

C’est à propos de la très fameuse scène du « plus long baiser de l’histoire du cinéma » dans Notorious (USA, 1946)qu’Hitchcock expose cette notion de « ménage à trois » : sur la terrasse de leur appartement à Rio, Alicia (Ingrid Bergman) et Devlin (Cary Grant) s’embrassent et la caméra effectue un travelling avant pour venir cadrer leurs deux visages en gros plan et ne plus les lâcher pendant tout le reste de la séquence, parce qu’ils ne se lâchent pas eux-mêmes. Alfred Hitchcock explique : « Cette scène a été conçue pour montrer le désir qu’ils ont l’un de l’autre et il fallait éviter par-dessus tout de briser le ton, l’atmosphère dramatique. […] Je sentais qu’il était essentiel pour eux de ne pas se séparer et de ne pas rompre cette étreinte ; je sentais aussi que la caméra représentant le public, devait être admise comme une tierce personne à se joindre à cette longue embrassade. Je donnais au public le grand privilège d’embrasser Cary Grant et Ingrid Bergman ensemble. C’était une sorte de ménage à trois temporaire. » Cf. Alfred Hitchcock et François Truffaut, Hitchcock/Truffaut (1966), Paris, Gallimard, 1993, p. 221. Un tel « ménage à trois » se retrouve dans North by northwest (USA, 1959), lorsque Eve Kendall (Eva Marie-Saint) et Roger Thornill (Cary Grant) s’embrassent longuement dans le compartiment de train en tournant sur eux-même contre la cloison.

190.

Op. cit., p. 221.

191.

Jean-Pierre Esquenazi, Hitchcock et l’aventure de Vertigo, Paris, CNRS Éditions, 2001, p. 145. Jean-Pierre Esquenazi emploie la notion de « ménage à trois » lors de la séquence où Madeleine et Scottie, après que ce dernier l’a sauvée de la noyade, se trouvent à proximité l’un de l’autre devant la cheminée de l’appartement de Scottie.

192.

Alfred Hitchcock (USA, 1958).

193.

Cf. Chapitre VIII.