Donner à voir l’« entre deux personnes » comme une entité

Concernant strictement les « entre deux personnes », la constance du filmage en longues focales paraît enfin importante parce qu’elle contribue à faire percevoir au spectateur certaines situations entre deux personnes représentées dans un champ cinématographique non plus seulement comme un simple rapprochement de corps, mais presque comme une entité unifiée. Comme l’écrit Arthur Cloquet, les « longues focales diminuent l’impression de distance entre les objets. » 194 Un objectif à longues focales a pour résultat d’émousser les perspectives de l’image : les objets et les personnes représentés paraissent de ce fait se combiner entre eux avec un supplément de compacité, donnant une sensation visuelle d’amalgame qui peut générer un véritable sentiment d’unité. Ils tendent, de ce fait, à être plus proches les uns des autres qu’ils ne le sont « en réalité ». Une impalpable et légère force magnétique semble les faire converger l’un vers l’autre. S’active alors, au cœur de l’image et de la situation représentée, une dynamique centripète qui, s’agissant d’un « entre deux personnes », donne un tour de vis au motif. Dans le cinéma de Philippe Garrel où est déjà remarquable la fréquence avec laquelle les corps se touchent, s’embrassent, s’étreignent, se collent les uns aux autres pour donner parfois le sentiment de ne plus former qu’un bloc indivis, un tel choix de filmage ne peut alors qu’inviter à lire les « entre deux personnes » comme un motif gouverné par un principe d’unification, pour ne pas dire d’unicité. En deçà de la dualité manifeste, en deçà du fait indubitable qu’il y a deux figures, c’est l’Un ou le Tout que forme le motif de l’« entre deux personnes » que le spectateur est aussi visuellement convié à apprécier.

Un plan s’impose à cet égard : celui, dans La Naissance de l’amour, tourné en un léger travelling arrière qui montre Paul et la petite Judith nouvellement née dormant, collés l’un à l’autre, dans un lit qui, rapporté aux mensurations du bébé, paraît gigantesque [séq. 18]. Leurs deux visages participent ici d’un plan qui fait songer à une toile abstraite, construite par adjonction de pans sombres ou clairs, engoncés que sont les deux personnages au milieu des pans de couvertures et d’oreillers qui les entourent. La longueur de la focale renforce, par un léger aplanissement et gommage des perspectives dans l’image, l’effet figuratif de conglomérat entre les éléments présents. Si la partie visible du visage de Paul est reconnaissable, si le travelling arrière fait progressivement entrer la frimousse endormie de Judith dans le champ et en ce sens la distingue de la masse des autres éléments, il n’en demeure pas moins que c’est l’effet visuel de rassemblement d’éléments disparates pour former un bloc homogène qui prend le dessus [Planche III]. Du point de vue sémantique, autant que symbolique, un tel choix de représentation est loin d’être anodin. Car une telle image produit une traduction visuelle de l’idée que Paul et les autres membres de sa famille, « c’est la même chose » 195 , comme il le dit à Fanchon et comme, elle-même, le répètera ensuite à Pierre, leur fils – idée qui tout à la fois décide Paul à revenir vivre auprès des sien et le hante, le terrorise et lui fera ressentir son départ pour vivre sa relation avec la Jeune Femme comme un arrachement.

De tels effets produits par l’emploi presque constant des longues focale jouent un rôle non négligeable dans la légitimation de l’usage de la contraction substantivée « entre deux personnes ». Ils autorisent grandement à voir dans l’« entre deux personnes » un objet – fût-il problématique – comme le présupposé en était forgé dès les premières lignes de cette étude. Si une unicité se fait parfois jour dans la représentation d’une situation « entre deux personnes », par-delà la dualité dont la situation est nécessairement porteuse, alors l’objectité de l’« entre deux personnes » semble, en théorie du moins, pouvoir être postulée. D’autant plus qu’elle émane d’un fait de représentation et donc de la chair même des images tournées et voulues par Philippe Garrel. Pour autant, il ne s’agit nullement de nier l’évidence, c’est-à-dire la dualité irrévocable dont les situations entre deux personnes sont porteuses. Il s’agit simplement de considérer qu’unité et entre-deux ne sont pas antinomiques mais vont de pair. Comme l’écrit Daniel Sibony, « l’entre-deux est une coupure-lien ; et le partage de l’Un qu’il met en acte assure la consistance de l’entre-deux […]. » 196 En ce sens, la lecture en terme d’unicité des « entre deux personnes » que les longues focales favorisent ne fait que donner plus de consistance encore à l’entre-deux qui agit entre deux personnes.

Les longues focales – phénomène majeur de l’esthétique garrelienne – contribuent donc à assurer une certaine unité à l’« entre deux personnes » et, par là, à le densifier. Car, en définitive, pour le regard spectatoriel, c’est surtout la co-présence qui gagne en corporéité. Cette fois, c’est bien au niveau de la « monstration filmographique » que la co-présence s’impose d’un poids décisif à l’œil du spectateur. Avec les longues focales, se fait particulièrement sensible le « travail figuratif » de l’image dont parle Jacques Aumont et dans lequel il voit analogie avec le « modelage de la matière par la main plasticienne. » 197 Ce qui n’est pas si éloigné de la métaphore picturale que Philippe Garrel utilise quant à lui : « Le choix d’un objectif est comparable à celui d’un pinceau. » 198 Cet effet de modelage est ce qui invite à ne plus voir dans l’« entre deux personnes » la simple réunion de deux figures, mais une véritable configuration filmique. Il est aussi, et surtout, ce qui fait de la co-présence, par le resserrement figuratif des éléments filmés, une quasi substance, un objet presque concret.

Notes
194.

Arthur Cloquet, Initiation à l’image de film, Paris, FEMIS, 1992, p. 87.

195.

Sur ce point, cf. aussi Chapitre V.

196.

Daniel Sibony, Entre-deux, op. cit., p. 315.

197.

Jacques Aumont, À quoi pensent les films, op. cit., p. 165.

198.

Thierry Jousse, « En toute intimité », art. cit., p. 37.