Chapitre II. Construire la co-présence

« Il y a bien une structure stabilisée par des normes, une “réunion sociale”, mais il s’agit d’une entité mouvante, nécessairement évanescente, créée par les arrivées et supprimée par les départs. »
Erving Goffman.

L’« entre deux personnes » est d’abord une situation. Non pas, comme dans la « réalité », une situation anthropologique doublée d’une interaction sociale : c’est d’abord une situation dramatique. Pour être effective, elle doit être incarnée par deux individus. Mais, en ce qui concerne les films de la quatrième période du cinéma de Philippe Garrel, la situation est d’abord pensée au niveau de l’écriture du scénario, c’est-à-dire en amont de toute incarnation. Une telle affirmation n’entend pas aller à rebours de l’idée que, au moment de sa conception, Philippe Garrel et ses co-scénaristes se sont peut-être fait une représentation mentale précise de la manière dont la situation allait être incarnée par tels ou tels acteurs 199 . Elle entend simplement souligner que, au niveau scriptural du scénario, une situation entre deux personnes ne « met en scène » que des « êtres de papier » 200 . Dans le passage du scénario au tournage, ce que la situation gagne, c’est l’incarnation.

Par contraste, ce qui est inhérent et se conserve nécessairement dans une situation entre deux personnes s’impose alors avec plus de force, quel que soit le niveau où on l’envisage : la co-présence. Même au niveau simplement scénaristique la co-présence est au cœur de la situation : il s’agit de la co-présence, purement fictionnelle et virtuelle, entre deux êtres eux aussi purement fictionnels et virtuels. Dans les scénarii avant-tournage de Philippe Garrel, la co-présence est souvent moins décrite que désignée ou sous-entendue, elle est souvent faible en indices de représentation possible. Elle peut néanmoins se déduire du texte. Pour ne prendre qu’un exemple, le scénario 201 du Vent de la nuit se caractérise par une très grande épure dans l’écriture au point que certaines descriptions paraissent relever de l’art du haïku et les didascalies passent souvent sous silence le nombre de personnes en présence. Seul le dialogue révèle finalement que la situation est une situation de co-présence avec l’apparition d’une réplique attribuée à un personnage que rien ne laissait soupçonner au spectateur. Ainsi, le début de la séquence 2 se donne à lire de cette manière 202  :

CUT chambre Paul.

Hélène à contre jour devant la fenêtre. (Le soleil dans son dos, le visage dans la pénombre).

Épaules nues ?…

Il fait chaud, c’est une belle journée. Elle lisse avec ses mains ses cheveux en arrière.

OFF PAUL

Relève tes cheveux. Je t’aime sévère.

Elle s’exécute et se fait un chignon de fortune.

Comme cela est aussi le cas dans le film achevé, c’est par la voix que Paul manifeste d’abord sa présence. Cette manifestation crée un léger effet de surprise d’autant plus prégnant qu’Hélène avait jusqu’ici été décrite dans la séquence 1 comme étant seule dans l’appartement de son amant. Paul est OFF, c’est-à-dire hors-champ, au sens précis que le terme a en anglais 203 : hors du champ une fois le film tourné, il a d’abord une forme d’absence-présence dans le hors-champ de l’écriture. Pour autant, la situation dans son ensemble est dès ce moment posée sans ambiguïté et se comprend fort bien, sans même avoir besoin de lire entre les lignes : Hélène et Paul sont bel et bien co-présents l’un à l’autre et il s’agit d’une scène entre deux personnes, comme le confirme évidemment la suite de la continuité dialoguée.Une fois le relief de l’« entre deux personnes » constaté, c’est donc à la co-présence qu’il faut s’intéresser, en deçà de toute interaction.

Notes
199.

À propos de la présence de Catherine Deneuve dans Le Vent de la nuit, Philippe Garrel déclare : « Elle avait vu J’entends plus la guitare, qu’elle avait aimé, et avait demandé à Marc Cholodenko de me voir, pour me proposer de travailler ensemble. Je pensais qu’il fallait un rôle. J’ai donc attendu de l’avoir pour elle. Sinon, je n’aurais pas su faire… » Cf. « Au hasard de la rencontre », art. cit., p. 35.

200.

Pour reprendre une expression de Philippe Hamon citée par André Gardies. Cf. André Gardies, Le Récit filmique, Paris, Hachette, coll. « Contours littéraires », 1993, p. 53.

201.

Cf. Le Vent de la nuit, scénario avant-tournage, archive personnelle. Tous nos remerciement à Marie Vialle, actrice sur Le Vent de la nuit, pour nous avoir communiqué ce scénario.

202.

Op. cit., p. 5.

203.

Rappelons que OFF est la contraction de OFF SCREEN, que l’on traduit littéralement par hors-champ. Sur ce plan, le terme de OFF n’a pas exactement le même sens dans l’écriture scénarisée que dans la théorie du cinéma (en particulier chez Michel Chion qui distingue le hors-champ et le off). Sur l’emploi problématique du terme de OFF pour l’écriture scénarisée, cf. Dominique Parent-Altier, Approche du scénario, Paris, Nathan, coll. « 128 », 1997, pp. 28-29.