La co-présence : degré premier

Pour autant, la co-présence entre deux personnes n’est pas toujours un donné aussi immédiat dans les films de la quatrième période. Il arrive fréquemment qu’elle soit le résultat d’une construction. De tels moments retiennent d’autant plus l’attention que Philippe Garrel opte souvent pour des débuts de plans ou de séquences in medias res, comme nous l’avons noté. Dans un cinéma si fortement elliptique et des films qui, comme l’écrit Raphaël Bassan à propos de J’entends plus la guitare, donnent « à voir, par une série de flashes successifs, des situations existentielles à la fois universelles et propres à la génération (les 40-50 ans) de Garrel » 205 , le temps que le cinéaste prend pour mettre en scène et montrer l’instauration de certaines co-présences frappe l’attention. Dès lors, quand la co-présence n’est pas encore formée, c’est l’obtention de la co-présence qui devient le prime enjeu de la séquence, avant toute interaction. En ces cas là, la co-présence est différée. Loin d’être rejetée au rang des banalités esthétiques, la co-présence se retrouve porteuse d’une dimension problématique. De degré zéro, elle passe au statut de degré premier.

C’est dès la séquence d’ouverture des Baisers de secours que la co-présence est différée, c’est-à-dire dès la toute première séquence de la quatrième période. Lors de « l’attaque » 206 du premier plan de cette séquence, seul Matthieu est visible à l’écran, filmé en gros plan, couché à même le sol en train de lire. Cet isolement filmique est d’abord un isolement diégétique : Matthieu se trouve seul dans la pièce. Certes, cet esseulement de Matthieu ne dure qu’un très court instant, à peine une poignée de secondes. Une fois le plan commencé, Matthieu tourne la tête vers sa droite, engageant la caméra à suivre son regard pour venir cadrer Jeanne qui entre dans la pièce. Mais Jeanne n’était pas là au départ. Elle a dû venir et pousser une porte pour entrer en situation de co-présence avec Matthieu. Il lui a fallu effectuer une démarche pour que s’instituent le face-à-face et la co-présence et pour provoquer une discussion avec Matthieu qui va ne faire qu’accuser le conflit sentimental qui les ronge. Le film peut bien ne retenir que l’aboutissement de son parcours, son point d’arrivée : il suffit seul à témoigner que ce parcours a eu lieu et que Jeanne était auparavant séparée physiquement de Matthieu.

On peut être d’autant plus attentif au fait que cette co-présence est retardée – un peu comme si elle prenait un faux départ – que le générique d’ouverture des Baisers de secours, le seul de cette nature 207 dans toute la quatrième période, propose une présentation isolée des figures adultes principales du film. En effet, ce générique entremêle aux mentions écrites en lettres blanches sur fond noir, quatre photographies qui apparaissent en fondus-enchaînés et disparaissent par fondus au noir. Dans l’ordre d’apparition, ces photographies présentent : Matthieu (Philippe Garrel), Minouchette (Anémone), le père (Maurice Garrel) et Jeanne (Brigitte Sy). Étant donné que le spectateur n’a pas encore eu affaire au texte fictionnel 208 , ces photographies donnent sans doute plus à voir les acteurs 209 que leur personnage 210 . À tout le moins, elles sont porteuses non pas seulement de figures, mais de figures ambivalentes. Cependant, pour ambivalentes qu’elles soient, ces figures n’en sont pas moins cadrées et photographiées seules. Avant toute co-présence, ce que Philippe Garrel place en tête de son film et à l’orée de la quatrième période de son œuvre, c’est la présence unique, l’autoprésence des figures pourrait-on décider de la nommer pour mieux marquer la différence, non pas la co-présence. Lors de ce générique, il est aussi notable que Philippe/Matthieu et Brigitte/Jeanne sont respectivement la première et la dernière des photographies : plus éloignées et plus séparées sont au départ les figures, plus la construction progressive de la co-présence se fait sensible. Cette construction semble ainsi résorber une profonde coupure originelle. Le léger retard de la situation de co-présence entre Jeanne et Matthieu ne prend donc que plus d’ampleur dramatique si on la raccorde au générique d’ouverture. Plus exactement, c’est parce que le début d’un film hérite nécessairement de son générique et est en partie conditionné par lui que l’arrivée de Jeanne semble d’autant plus émerger d’un isolement des figures et d’une coupure exacerbée entre elles. En ce sens, il faut constater que la construction de la co-présence, avant la mise en place d’un lien, manifeste la coupure qui la précède, dont elle procède et qu’elle paraît résoudre.

Notes
205.

Raphaël Bassan, « J’entends plus la guitare » in La Saison cinématographique, La Revue du cinéma, Hors série XXXIX, 1991. Nous soulignons.

206.

Alain Bergala, « L’Acte cinématographique » in Vertigo n° 6/7, 1991, p. 60.

207.

Les quatre autres génériques ne sont constitués que de mentions écrites.

208.

Si l’on suit les indications d’André Gardies sur ce point le générique, sans être hors-film, est « hors-texte ». Cité dans : Christian Metz, L’Énonciation impersonnelle ou le site du film, op. cit., p. 68.

209.

Cette lecture est d’autant plus motivée que Philippe Garrel est montré l’œil rivé au viseur d’une caméra alors que dans le film, si la profession de cinéaste de Matthieu est largement évoquée, il n’est jamais montré en situation de tournage. Là se joue d’ailleurs en partie la particularité, pour ne pas dire la mise en crise, de la mise en abyme dans Les Baisers de secours. Comme l’écrit Christian Metz : « Le film second n’est qu’un écho projeté par le premier, une ombre portée savamment aménagée ; il ne s’en distingue en rien, sinon par l’affirmation qu’il s’en distingue. » Cf. op. cit., p. 104.

210.

C’est d’autant plus le cas si l’on considère comme André Gardies et Christian Metz que le générique « raconte une autre histoire, celle de la production du film, obéissant en cela à un code extracinématographique, commun à tous les arts du spectacle. » Cf. Christian Metz, op. cit., p. 68. Souligné par l’auteur.