Un fond de coupure

Ce tout premier moment de construction est crucial parce qu’il expose d’emblée et de manière prégnante le fond sur lequel s’élabore et s’enlève la co-présence : un fond de coupure. Lorsqu’on les met en perspective, très nombreuses sont, parmi les autres séquences où se construit la co-présence, celles qui reprennent et produisent des variations sur ce schéma fondateur. Réduire la césure obligée qui disjoint nécessairement deux corps et deux êtres, mais aussi passer la ou les coupures, en passer donc par différents états de la coupure semble s’imposer. C’est ainsi que dès la première séquence de J’entends plus la guitare, Marianne et Gérard sont d’abord présentés chacun dans deux plans différents, puis liés une première fois par leurs voix dans un plan qui ne montre que Marianne à l’image, avant de les voir réunis visuellement dans un même champ dans le quatrième plan de cette séquence. C’est ainsi que dans La Naissance de l’amour, Paul, avant de porter Ulrika à bout de bras au sortir de son bain, est d’abord montré marchant dans la rue en train de se rendre à l’hôtel, puis nettement séparé d’Ulrika, seule dans la salle de bain, avant qu’elle ne l’invite à le rejoindre [séq. 6].

Il n’est qu’à songer aussi à la séquence du Cœur fantôme, à la fois drôle et émouvante, presque tragi-comique, où Philippe rend visite à son père, alité dans sa chambre d’hôpital [séq. 73]. La démarche qui conduit ce fils au chevet de son père diminué a d’autant plus d’importance que c’est la seule et unique fois dans ce film que Philippe et son père ne sont pas déjà co-présents l’un à l’autre lorsque la séquence débute. Cela suffit à la singulariser, mais aussi à faire sentir que le père est touché. Loin de pouvoir conduire son fils, c’est désormais au fils de venir à lui. Le père qui auparavant était une « immobilité voyageuse » 211 est cette fois réduit à l’immobilité pure et simple.

Philippe n’est visible que quelques instants avant que la co-présence ne naisse. La séquence s’ouvre en effet sur l’image du père, dont le visage semble un masque de douleur, couché dans un lit d’hôpital, filmé à travers l’encadrement de la porte ouverte de la chambre dans laquelle il se trouve. Solitude et souffrance du père, donc, alors qu’hors-champ se font entendre des bruits de pas. Ce sont ceux de Philippe qui finit par entrer par la gauche du cadre de la caméra. Une fois dans le champ, il reste un instant dans l’encadrement en disant bonjour à son père, puis entre en fermant la porte sur lui. Le deuxième plan de la séquence raccorde sur la co-présence du père et de Philippe, tous deux assis sur le lit.

En restituant les enchaînements et la forme de ce début de séquence, l’une des raisons pour lesquelles Philippe Garrel n’a pas choisi de commencer directement sur la situation de co-présence s’impose avec la force de l’évidence. Alors que Philippe vient à lui mais n’est pas encore visible, le spectateur est amené seul à voir l’état réel du père et non celui qu’il tentera de préserver devant son fils. Alors qu’un fils, que l’on sait inquiet 212 , s’avance dans l’ignorance de savoir dans quel état il va trouver son père, le spectateur sait donc déjà que ce père n’est plus que l’ombre de lui-même. Les brumes de son cerveau et les lapsus 213 qu’il commet par la suite devant Philippe prennent alors un tour plus pathétique encore. Ce choix de mise en scène prend aussi sens raccordé à la séquence qui suit immédiatement : Philippe assis et prostré près de la dépouille de son père, image dans laquelle la vie même semble s’être arrêtée parce que l’inertie des deux corps est redoublée par un rigide effet de cadre dans le cadre. Entre les deux instants, tout a changé. En allant voir son père à l’hôpital, Philippe est un vivant qui, malgré tout, va encore voir un vivant. Près du cadavre de son père à la morgue, Philippe est un homme à l’élan brisé, réduit à veiller et pleurer un mort.

Les secondes pendant lesquelles se construit la co-présence servent aussi, et surtout, à traduire que la présence conjointe de Philippe et de son père dans cette chambre d’hôpital s’élabore après un nécessaire passage par la coupure. La coupure se décline en divers motifs dans cette séquence, tant diégétiques que filmiques : Philippe doit réduire la distance qui le sépare de son père, il doit franchir une porte, comme il a dû auparavant passer la bordure du cadre qui marque la séparation entre champ et hors-champ. De telles coupures peuvent servir de support à une lecture métaphorique anticipée. Lors de cette ultime entrevue, Philippe va pouvoir constater que la parole de son père, l’esprit emmêlé dans des considérations presque absurdes, ne peut plus lui servir de guide. C’est une parole défaillante que Philippe devient incapable de recevoir en héritage, parce que coupé de son « destinateur » qu’il s’effraie de ne plus vraiment reconnaître. Donner à voir la construction de la co-présence et les effets de coupure qui l’accompagnent sert donc ici d’assise préalable à un propos profondément dramatique.

Notes
211.

L’expression est d’Anne-Françoise Lesuisse. Elle forge cette expression à propos du film noir Détour (USA, 1945) d’Edgar G. Ulmer en « chiasmant » l’expression de Noël Burch, « le voyage immobile » qui rend compte de l’expérience spectatorielle particulière que véhicule le cinéma hollywoodien. Si cette expression nous semble pouvoir être employée à propos du père de Philippe, c’est que sa situation dans Le Cœur fantôme n’est pas sans rappeler celle de Al, le « héros » de Détour. Il est, selon Lesuisse, « une entité discrète qui ne cesse de bouger, qui ne tient littéralement pas en place » et qui se trouve dans bon nombre de scènes assis dans l’habitacle d’une voiture. Cf. Anne-Françoise Lesuisse, Du film noir au noir, op. cit., p. 63.

212.

Rappelons que dans la séquence qui précède, Philippe a reçu un appel téléphonique d’un ami lui annonçant que son père se trouvait sans doute à l’hôpital. Comme terrassé, Philippe ne peut, pendant l’appel, que s’asseoir sur une chaise. Une fois l’appel reçu, il reste assis, groggy et rongé d’angoisse.

213.

« Ta mère… Ma mère, je veux dire », dit par exemple le père.