L’un des enjeux de la construction de la co-présence, le plus important peut-être, est donc en de très nombreux cas l’exhibition, ou plus exactement la « sensibilisation » 214 , d’une dimension de coupure qui accompagne et conditionne le processus de construction. En ces cas-là, la construction de la co-présence n’est pas qu’un processus de mise en scène : c’est aussi un processus de nature symbolique. Rappelons en effet que le terme symbole vient étymologiquement du grec sumbolon. Ce terme désigne
‘« un signe de reconnaissance, à l’origine un objet coupé en deux dont deux hôtes conservaient chacun une moitié qu’ils transmettaient à leurs enfants ; on rapprochait les deux parties pour faire la preuve que des relations d’hospitalité avaient été contractées. » 215 ’Du fait de cette origine étymologique, on peut forger l’hypothèse que le registre symbolique, cette « topique du symbole » 216 , peut se comprendre en son principe comme le registre où s’instaurent séparation et coupure en vue d’une suturation ultérieure. Avant le sens spécifique qu’il peut recevoir dans telle ou telle théorie précise (celle d’Ernst Cassirer 217 ou plus encore celle de Jacques Lacan 218 chez qui la trilogie RSI – Réel, Symbolique, Imaginaire – joue un rôle central dans son système de pensée psychanalytique), le symbolique correspond au registre abstrait dans lequel une césure ou un clivage essentiels opèrent. Ce clivage est sans doute ce qui permet et même appelle une liaison. La liaison est d’ailleurs ce qui a conditionné la coupure afin que dans le futur la liaison devienne liaison symbolique. Mais cette liaison doit nécessairement en passer par la coupure pour devenir symbolique. C’est en ce sens qu’on peut considérer la coupure comme un opérateur symbolique dès lors qu’elle accompagne un processus de suturation.
Dire que le processus de construction de la co-présence dans les films de la quatrième période est un processus symbolique n’a de sens cependant que si le registre symbolique paraît d’abord imposer son ordre en passant au premier plan des niveaux de lecture. Il faut que le registre symbolique s’impose aux processus, non qu’on impose les processus au registre du symbolique, sous prétexte de quelques coupures qui auraient été repérées. La coupure et la séparation sont partout dès qu’on les cherche et elles ne sauraient suffire seules à imposer le registre symbolique, sinon à considérer qu’il y a du symbolique partout. En l’espèce, trop de symbolique tue le symbolique. On aboutit de la sorte à ce qu’il n’y ait plus de symbolique du tout. Il est symptomatique, à cet égard, que Fabrice Revault d’Allonnes 219 , dans un article soucieux de marquer l’importance majeure de la figure de la « séparation » dans le cinéma de Philippe Garrel – qui en effet abonde tant sur le plan formel que sur le plan thématique – ne cède jamais à la facilité d’en faire ni un symbole, ni même une manifestation symbolique, pour la raison que c’est la généralisation des formes de manifestation de cette figure qu’il entend montrer. Or, la coupure est une constante de l’esthétique de Philippe Garrel. Elle n’a donc de sens à être tenue pour symbolique que dans les cas particuliers où le registre symbolique apparaît comme un fondement. Si la nécessité d’en passer par la coupure pour construire la co-présence invite à une lecture symbolique, ce n’est qu’un faisceau serré de raisons fortes et convergentes qui peut vraiment amener à parler de processus symbolique.
Il faut ici entendre le terme au sens de rendre sensible.
Alain Rey (dir.), Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1998, p. 3719.
Angèle Kremer-Marietti, « Symbolique » in Encyclopedia Universalis, CD-ROM, France, 1999.
Ernst Cassirer, La Philosophie des formes symboliques, 1. Le langage, trad. fr., Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1972.
Sur la conception du symbolique chez Lacan, on pourra se reporter à Guy Le Gaufey, L’Incomplétude du symbolique, De René Descartes à Jacques Lacan, Paris, EPEL Lucé, 1991. Cf. aussi Jean Laplanche et Jean-Baptiste Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse (1967), Paris, PUF, coll. « Bibliothèque de Psychanalyse », 1997, p. 474 et Jacques Aumont et Michel Marie, Dictionnaire théorique et critique du cinéma, op. cit., p. 200. Ces derniers auteurs insistent particulièrement sur la notion de clivage qu’instaure l’ordre symbolique pour un sujet.
Fabrice Revault d’Allonnes, « Séparations (gare, elle…) » in Philippe Garrel, Paris, Studio 43, Dunkerque, Maison des Jeunes et de la Culture, Pantin, ciné 104, 1986, pp. 29-31.