Raisons données au symbolique

Au vu de ce qui a été avancé, la première de ces raisons est la plus évidente. Elle tient à la répétition et à la constance avec laquelle Philippe Garrel fait passer ses personnages par des coupures dans les processus de construction de la co-présence. Philippe Garrel multiplie les coupures, tant diégétiques que filmiques, que doivent résorber ses personnages et par lesquelles ils doivent en passer. Le motif en devient si prégnant qu’il ne peut manquer de frapper l’attention spectatorielle au cours de situations qui pourraient de prime abord passer pour anodines. La coupure impose véritablement son ordre. Littéralement, elle opère et c’est la conformation des processus de construction à un tel ordre qui invite à penser en premier lieu que les processus sont des processus symboliques.

La deuxième raison tient au fait que les processus de construction de la co-présence sont souvent sans finalité pour le spectateur pendant qu’ils se déroulent. Dans un cinéma où les situations et les faits ne sont presque jamais explicitement annoncés avant qu’ils ne surviennent 220 , il faut presque nécessairement que la co-présence apparaisse pour que l’on prenne conscience que les actes ou les événements qui la précédaient servaient justement à construire une situation de co-présence. Pour prendre un exemple très localisé, dans la séquence d’ouverture du Cœur fantôme la marche à pied nocturne de Philippe dans les rues de Paris ne peut être lue comme la préparation et l’amorce d’une rencontre entre deux personnes tant que la prostituée n’apparaît pas à l’écran – cette rencontre fût-elle due au hasard. C’est la co-présence des deux figures qui change un simple arpentage nocturne en signe avant-coureur. Bien souvent, la construction d’une co-présence ne se donne à lire et à comprendre comme telle que rétrospectivement. Le processus devient alors un processus à compréhension retardée. De la sorte, la conformation du parcours et les multiples effets de coupure dont il témoigne accaparent une attention spectatorielle plus grande. Ce qui ne fait qu’en renforcer l’impact symbolique.

La troisième raison tient au fait que nombreux sont les processus de construction de la co-présence qui possèdent une ampleur filmique remarquable dans des films plutôt courts pour des longs-métrages et qui frappent le plus souvent par la manière avec laquelle ils jouent d’ellipses extrêmement marquées 221 . Philippe Garrel peut même choisir de faire porter l’accent autant, voire plus, sur les étapes qui mènent à la co-présence que sur la situation entre deux personnes elle-même. Dans Les Baisers de secours, par exemple, Jeanne est montrée sortant d’une station de métro et traversant une rue précipitamment pour se rendre chez Minouchette, alors que ce film comporte pourtant peu de séquences [séq. 2]. Dans la séquence d’ouverture du Vent de la nuit, c’est en « temps réel » 222 qu’Hélène est montrée montant les escaliers qui la mène chez Paul son amant. Ces séquences attestent l’importance du motif de la construction de la co-présence. En ces cas-là, la démarche, physique autant que psychologique, qui mène un personnage vers un autre n’est pas seulement suggérée ou simplement montrée. Elle est décrite, parfois longuement, parfois sur plusieurs plans, à travers certaines des étapes qui la constituent. En regard du caractère épuré et du tempérament souvent aride de l’esthétique garrelienne, ces moments tendus vers la construction d’une co-présence peuvent même être considérés comme détaillés. Par conséquent, la nature intrinsèque de ces moments de construction de co-présence ne peuvent manquer d’attirer l’attention. Ils laissent à penser que la multiplicité des effets de coupures qu’on ne cesse d’y rencontrer ont une valeur symbolique.

La quatrième raison tient à la maigreur narrative qui peut accompagner certains de ces moments de construction de la co-présence. Au point que la narration peut donner le sentiment de s’éclipser totalement, cédant alors la place à une forme de structuration qui relève du registre du symbolique. Un tel cas de structuration symbolique apparaît primordial, parce qu’il fait résonner avec plus d’ampleur les raisons précédentes. En ce sens, il appelle un exemple développé.

Notes
220.

Seuls quelques grands événements, comme la naissance de la petite Judith dans La Naissance de l’amour, sont vraiment préparés. Bien entendu, nombre d’éléments sont souvent des signes avant-coureurs des événements futurs dans les films de la quatrième période. Rétrospectivement, par exemple, le départ de Marianne ou d’Hélène, respectivement dans J’entends plus la guitare et La Naissance de l’amour, semblent inévitables : leurs regards lourds de sous-entendus et l’agacement dont elle font preuve envers les agissements des hommes qui les aiment prennent tout leur sens une fois qu’elles ont quitté Gérard et Marcus. Mais il n’en demeure pas moins qu’il faut que la séparation ait lieu pour que de tels signes avant-coureurs deviennent lisibles.

221.

C’est ainsi que Jacques Aumont peut écrire : « Axiome garrelien : tout raccord est un jump-cut. » Cf. À quoi pensent les films, op. cit., p. 140.

222.

Philippe Garrel, après avoir évoqué le filmage en « temps réel » dans La Fille seule (France, 1995) de Benoit Jacquot : « C’est ce que j’ai voulu faire au début du film, lorsque Deneuve monte les escaliers. J’ai dit à Françoise Collin : tu n’as qu’à compter les marches, elles y sont toutes ; soit tu as le bruit de la marche en off, soit tu l’as à l’image, mais ton rythme est donné par la montée réelle. » Cf. « Au hasard de la rencontre », art. cit., p. 40.